Biotopes – campagne responsable pour un éco-jeu indispensable ?
Publier un jeu de développement d’écosystème à base de tuiles de paysage après Cascadia et juste après Earth peut paraître… téméraire, ou témoigner d’une intrigante confiance dans une œuvre dont on pense que les qualités lui permettront de ne pas être perçue comme redondante – mieux : de surnager. A fortiori quand il s’agit du premier jeu de société d’une nouvelle maison d’édition, Palladis Games !
En lançant le Biotopes conçu par Sébastien Castano et fort joliment illustré par Alizée Favier (cela change des photos des jeux précédemment cités), Palladis Games avance déjà un argument – limité et de poids tout à la fois, comme vous allez pouvoir en juger – à savoir sa fabrication française. S’ils ne sont pas les seuls à adopter une démarche écologique/locale dans l’industrie, il faut reconnaître qu’elle reste rare, et concerne plus fréquemment des jeux de cartes que des jeux plus complexes/complets requérant un matériel plus varié, donc plus complexe à produire dans un paysage industriel (encore) peu habitué à ces tâches.
C’est au point que la campagne de financement participatif de Biotopes est proposée sur Game on Tabletop : s’il y a du sens à ce que l’on finance un jeu français sur une plateforme française (plutôt que sur Kickstarter ou Gamefound), les responsables de Palladis Games soulignent également combien il leur paraissait logique de travailler main dans la main avec une plateforme payant ses impôts en France, la cohérence entre le mode de financement et la démarche générale du jeu.
Il est entendu qu’une démarche écologique, aussi louable soit-elle, ne fait pas un jeu. À une époque où la production chinoise pose de plus en plus de problèmes et paraît aberrante à de plus en plus de joueu.se.r.s pour diverses raisons, elle doit cependant attirer la sympathie, d’autant qu’elle se drape fatalement d’une revendication plus générale en prouvant au reste du marché que non, il n’est pas si absurde et inenvisageable de produire des jeux initiés en France. Et d’un point de vue plus cynique, c’est une bonne manière de tester toute la communauté de ludistes se prétendant prête à payer des jeux un peu plus cher s’ils sont produits localement.
Mais encore une fois, il va de soi que personne ne payerait même un centime de plus pour un jeu local… s’il n’a aucun intérêt. Il est donc temps de nous pencher sur les mécaniques, après un ultime rappel important : je fonde naturellement cette présentation sur un prototype envoyé par l’éditeur que je connais personnellement – j’ai notamment travaillé directement sous les ordres de la co-fondatrice et CMSO de Palladis, Natalie, quand j’étais responsable éditorial des Lucky Duck Games et elle vice-présidente. Si vous êtes sur VonGuru, je suis sûr que vous savez faire confiance à mes analyses, mais il va de soi que ces vagues conflits d’intérêt devaient être mentionnés – et je vous renvoie comme toujours à mon article sur la confiance dans les influenceurs pour comprendre ma propre démarche. En outre, il va de soi que puisqu’il s’agit d’un prototype, des ajustements mineurs ont pu être effectués – on sait ainsi que des variantes seront proposées, par exemple pour gérer la rivière de cartes, variantes auxquelles je n’ai pas eu accès et que je ne mentionnerai donc pas.
Arpentons enfin les Biotopes, à 2 à 5 ludistes (incluant un mode solo) de 12 ans et plus pour des parties d’environ 20 minutes par personne !
L’histoire de la vie
Au début d’un cycle, on produit autant de cubes que d’espaces de jetons vides sur son plateau Écosystème (plus les éventuels bonus). Ces cubes sont piochés dans un sac individuel, et placés sur celle de nos 4 cartes Biotopes dont la couleur correspond (gris : montagnes ; jaunes : prairies ; verts : forêts ; bleus : zones humides).
Puis, dans le sens horaire, chacun.e effectue une action (ou renonce à effectuer toute action jusqu’à la fin du cycle), jusqu’à ce que tout le monde ait passé, toutes les actions étant clairement rappelées sur les plateaux individuels :
Adaptation permet de poser une carte Espèce de sa main dans son Écosystème, à droite de la ligne dédiée à son biotope, à condition de recycler (de remettre dans son sac un cube de son plateau ou de l’une de ses cartes) les cubes demandés. Par exemple pour poser le Pélodyte ponctué, il faut recycler 1 cube Plantes et 1 cube Invertébrés. Les cubes présents sur les biotopes sont des cubes Plantes, donc cela ne devrait poser aucun souci. En revanche, il faudra prendre le cube Invertébrés d’une carte Espèces produisant spécifiquement ce type de cube (par exemple l’Abeille domestique, qui coûte 2 cubes Plantes, mais dont les cubes sont des cubes Invertébrés). Aussitôt la carte placée dans le bon biotope, on y pose 1 cube de la couleur dudit biotope depuis la réserve – cube dont la couleur sera donc celle du biotope, et dont le type sera celui indiqué sur la carte, petite gymnastique abstraite au premier abord mais que l’on intègre très spontanément, et qui donne des résultats assez fins. Et comme on s’en doute, récupérer les cubes de la réserve permet d’alimenter son sac pour la phase de production de début de cycle.
Une seule fois par cycle, Reproduction permet de placer un cube de la réserve sur toutes nos cartes Espèces où se trouvent déjà 2 cubes ou plus (dans la limite de 4 cubes).
Une seule fois par cycle, Transfert permet de déplacer les cubes des cartes Biotopes sur les cartes Espèces de la même ligne, un cube par carte, ce qui permet essentiellement de les « spécialiser » (comme dit plus haut, de leur donner un type plus spécifique que Plantes).
Une seule fois par cycle, Évolution permet de piocher de nouvelles cartes Espèces, en choisissant à chaque fois si on les prend dans la pioche Herbivores, Insectivores ou Carnivores. Sachant que le biotope auquel appartient la carte est visible à son dos, qu’elle soit dans la pioche ou dans notre main. J’aime bien sûr beaucoup cette idée de choisir sa pioche et de connaître le dos des cartes, ce qui offre un peu de contrôle toujours bienvenu dans un jeu un peu card-driven comme peut l’être Biotopes. On appréciera en outre qu’une variante propose de placer des cartes face visible en rivière, accentuant ce contrôle sans nuire pour autant à la rejouabilité.
Une seule fois par cycle, Expansion permet de placer l’un des jetons de son plateau Écosystème sur un territoire libre du continent central, adjacent à un territoire que l’on contrôle déjà. On libère ainsi un espace, ce qui permet d’améliorer la production en début de cycle. En outre, on récupère alors dans son sac un cube de la réserve correspondant au biotope où l’on a placé le jeton.
Une seule fois par cycle, Migration permet de déplacer un de ses jetons Territoire vers un territoire vide distant d’un maximum de 3 hexagones, en ajoutant dans son sac un cube de la réserve correspondant au biotope d’arrivée.
Une seule fois par cycle, Compétition est une action d’expansion… mais sur un territoire contrôlé par un.e adversaire, repliant son jeton sur un territoire vide et adjacent, ou s’il n’y en a pas… le renvoyant sur son plateau Écosystème, ce qui est bien sûr très agressif – en plus de gêner son expansion territoriale, cela fait régresser sa production. Jouez avec les bonnes personnes, des ludistes qui ne risquent pas de s’acharner sur des proies faciles (vous n’aurez aucun plaisir à Biotopes si l’on vous retire tous vos jetons juste pour vous taquiner) mais sauront le faire quand c’est un choix pertinent pour punir une personne ayant de l’avance ou parce que cela leur est en effet profitable. En cas de différence de niveau entre les ludistes, ou si vous jouez par exemple avec des enfants, n’hésitez pas à imaginer que les jetons ainsi retirés sont juste rangés dans la boîte plutôt que replacés sur le plateau pour atténuer la dimension agressive de l’action, cependant passionnante pour les personnes plus expertes qui assurément seront agréablement surprises de trouver une interaction aussi directe dans un Biotopes qui n’annonçait pas cette couleur.
Enfin, quelques cartes (tout de même relativement peu nombreuses) proposent une action originale, bien sûr valable uniquement pour leur propriétaire.
Notez que toutes les actions ne pouvant être effectuées qu’une fois par cycle (c’est-à-dire toutes les actions à l’exception d’Adaptation) ont un coût consistant dans le déplacement d’un cube de l’une de ses cartes (au choix ou d’un type particulier) vers l’espace correspondant à l’action de son plateau, ce qui permet donc aussi de se souvenir qu’on n’y a plus droit ce cycle-ci.
Maintenant que les actions sont plus claires, on peut parler des cartes Espèces, évidemment au cœur de Biotopes, déjà parce qu’elles sont intimement intriquées à l’astucieuse mécanique de gestion des cubes (qu’elles permettent de « spécialiser »), et ensuite parce que Biotopes est assez card-driven c’est-à-dire que les cartes que vous obtenez et posez infléchiront votre stratégie et contribueront grandement à l’asymétrie avec les autres personnes autour de la table. Ces effets restent assez « équilibrés » – vous ne risquez pas de piocher une « mauvaise carte » ou au contraire « la carte parfaite infiniment plus favorable que toutes les autres », et beaucoup restent de l’ordre du « boost prévisible » (piocher une carte après chaque expansion, placement d’un cube du sac sur une carte après chaque colonisation, gain d’1 PV par mammifère…), avec quelques nuances plus techniques ou agressives, notamment quand on s’oriente vers les espèces carnivores (donc les plus difficiles à placer), par exemple la possibilité à la pose de recycler un cube depuis une carte adverse dans notre sac.
On retrouve ainsi une logique à la Wingspan, où la bonne exploitation de chaque carte (donc en se forçant à se laisser guider judicieusement par ce que l’on place dans son écosystème) pourra entraîner des effets explosifs, bien loin d’une application plan-plan des règles, avec à mon avis un peu moins d’injustices que Wingspan (dont certaines parties peuvent vraiment être remportées d’emblée par la possibilité de poser la bonne carte au bon tour).
Et comme dit, on retrouve cette intelligence de la conception dans la gestion des cubes, qui limite nos actions de sorte qu’il faut savoir les spécialiser judicieusement – outre le coût des cartes, on ne peut par exemple pas effectuer de migration sans recycler un cube Oiseaux ou Reptiles & Amphibiens, en plus de la couleur du territoire visé, donc inutile de dire qu’élaborer un moteur performant en anticipant une séquence d’actions dévastatrice plusieurs tours à l’avance sera fondamental pour ne pas avoir l’impression de ne faire que subir le jeu – en fait : subir ses mauvais choix, tant il faut noter qu’accumuler les erreurs peut s’avérer très punitif dans Biotopes.
Quand tout le monde a passé (ce qui dépendra souvent de la quantité de cubes placée lors de la production de début de cycle, d’où l’intérêt de tenter rapidement les expansions voire la compétition, a fortiori en duel), on recycle tous les cubes de son plateau (ceux qui indiquaient qu’une action effectuable une seule fois par cycle avait été effectuée), le jeton cycle avance d’un cran, la personne suivante dans le sens horaire prend l’initiative et un nouveau cycle commence. Pour le coup, on ne pourra pas pester contre la complexité de la structure des manches de Biotopes !
La partie s’achève après 6 cycles – ou 5 cycles en partie Initié, un mode donc plus pugnace, plus frustrant pour les néophytes (d’où le nom), et également stimulant parce qu’il fait débuter la partie avec des biotopes asymétriques. Au début de la partie, on avait aléatoirement placé sur le plateau Conditions environnementales deux jetons Biotope et deux jetons Espèces, afin d’indiquer quel type de territoire contrôlé sur le paysage central, quelle espèce du bon biotope, quel type d’espèce et quel type d’espèce (quels cubes) scoreraient à la fin de la partie, toujours avec une impeccable clarté iconographique. On y ajoute bien entendu les conditions de scoring de certaines cartes Espèces, 1 PV par étoile sur ces cartes (1 étoile pour les insectivores et 2 étoiles pour les carnivores) et un intéressant bonus de diversité – en fait un bonus de colonne de cartes Espèces particulièrement généreux (2 PV si l’on a 1 carte de chaque biotope, 4 PV de plus si on en a 2, etc.), le genre de points de scoring que je trouve gadget dans beaucoup de jeux de société mais qui fait particulièrement sens dans Biotopes, à la fois thématiquement et mécaniquement, puisqu’il ajoute une source de tension sans du tout aboutir à une indigeste salade de points en donnant l’impression d’ajouter une source de points pour le principe d’ajouter une source de points.
Enfin, un malus de 3 points s’applique pour chaque groupe de territoires sur le paysage central après le premier, dans l’idée d’encourager l’établissement d’un écosystème continu. De même, c’est un point que je vous encouragerais à retirer pour une première partie avec des néophytes ou un public jeune, parce qu’il accentue nettement la dimension punitive des conquêtes au point de pouvoir être ressenti comme injuste – là où les connaisseu.se.r.s seront au contraire absolument ravi.e.s de pouvoir être vraiment agressi.ve.f.s mais intelligemment, d’autant que, comme on l’a vu, l’action de conquête ne peut être entreprise à la légère.
Biotopes, lieu ludique idéal ?
Ce qui frappe en premier lieu, dans Biotopes, c’est la cohérence assez inédite entre thème, mécanique et démarche : la gestion des cubes et des cartes retranscrit l’établissement de biotopes fondés sur la chaîne alimentaire dans un jeu produit localement, et de l’inclusivité des règles au nom scientifique des animaux sur les cartes, de la règle la plus essentielle au détail cosmétique le plus gadget, tout est pensé pour proposer une expérience socioludique pertinente avec les enjeux actuels, et dont l’engagement parvient même à servir le jeu.
Et ce jeu est remarquable, ne serait-ce que parce qu’il donne vaguement l’impression de loin de ressembler à tant d’autres, et que l’on se demande en fait quand on en découvre les règles si on a déjà vu ça, de sorte que l’on a me semble-t-il socioludiquement intérêt à arpenter Biotopes, même par-delà le soutien politique.
Ordinairement, les jeux frappant par leur originalité sont foisonnants d’idées thématico-mécaniques, quand Biotopes repose sur un système assez simple, intriquant des mécaniques claires et linéaires, mais toutes profondément malines, et exigeant une planification et une vue d’ensemble autrement plus techniques que ce que sa couverture et ses allures de Cascadia-like pourraient laisser penser. Une fois habitué.e.s à la petite gymnastique mentale à laquelle Biotopes requiert de se prêter, il me paraît difficile d’être tout à fait imperméable à cette rigueur que l’on ne ressent jamais comme une austérité, parce que même en punissant les actions entreprises à la va-vite, il repose sur des possibilités assez variées pour que l’on ait envie de tenter des choses, souvent en améliorant et ajustant un moteur qui peut devenir vraiment performant sans arriver au magnifique chaos des ténors du genre. Même l’intégration d’un paysage central garantissant une interactivité inattendue, parfois agressive, s’avère naturelle et intéressante, en représentant une espèce d’aboutissement des autres mécaniques sans prendre toute la place, preuve d’une réelle maturité dans la conception tant une idée aussi hétéroclite aurait pu s’avérer artificielle et maladroite.