Age of Comics – campagne socioludique pour les bédéphiles !
Certains le savent, bien avant et bien plus qu’un connaisseur de jeux de société, et plus encore qu’un amateur de cinéma (pourtant ma passion première), je suis spécialiste de bande dessinée, et notamment de comics. Est-il utile de dire que quand un jeu paraît sur le sujet, je suis intrigué, a fortiori quand on parle réellement d’art séquentiel, de marché du neuvième art, d’édition, et pas juste de bataille de personnages Marvel ? Et c’est bien ce que propose Age of Comics – The Golden Years, du placement d’ouvriers… dans l’industrie de l’âge d’or, c’est-à-dire de la création de Superman en 1938 (qui a donné une toute autre dimension à la publication en comic books qui existait depuis 1933) aux années 1950 – on retient généralement un peu arbitrairement 1956 avec l’apparition du Flash, mouais, admettons, mais Age of Comics fait le choix judicieux de s’arrêter en 1954 avec la création de la Comics Code Authority, un code d’auto-régulation des comics dont l’impact a été fatal, et qui clôt donc réellement une époque. Enfin le site de l’éditeur parle de 1956, ah la la…
Petite clarification lexicale : pour les anglophones, Les Schtroumpfs sont des comics (comme pour un Japonais c’est du manga). Pour les francophones bien sûr, manga comme comics (ou manhwa, fumetti, etc.) désignent la production séquentielle dans une aire géographique précise. Une situation compliquée par le fait que comics ne signifie pas seulement bande dessinée en anglais, mais sert aussi de contraction à comic book, qui sert ordinairement à parler spécifiquement du « format comic », c’est-à-dire des revues papier assez courtes et d’une qualité… moyenne où sont publiées des histoires souvent originales. C’est en ce sens que le titre du jeu Age of Comics (et donc cet article) entend le mot : on y parlera spécifiquement d’édition de comic books pendant l’âge d’or du comic book. Le thème est donc pointu, d’autant bien sûr qu’Age of Comics ne détient pas les droits des véritables comics parus à cette époque, de sorte que vous retrouverez une galerie d’assez chouettes plagiats, mais pas de Batman ou de Superman.
Retour au jeu. Un peu contre-intuitivement, ce thème pointu est traité… par des Italien.ne.s, Sonia Gonçalves et Giacomo Cimini pour la conception mécanique, Laura Guglielmo pour le travail graphique, et la maison d’édition romaine Lirius Games. On notera pour l’anecdote qu’il s’agit d’un premier jeu, dont l’édition est assurée par les aut.rice.eur.s, de sorte qu’il s’agit tout de même d’un projet d’auto-édition assez ambitieux.
Age of Comics – The Golden Years avait connu un petit succès sur Kickstarter en récoltant plus 223 000 euros de presque 4200 contributeurs, ce qui avait permis de débloquer l’ensemble des Stretch Goals. Et malgré la fin de la campagne, il est désormais possible de précommander le jeu sur Gamefound, et ce jusqu’au 31 mars, nouvelle occasion d’acquérir les add-ons et l’édition Collector, qui par définition ne sera pas proposée en boutiques.
Notons d’ailleurs que le matériel est non-textuel, que la boîte contiendra des aides de jeu en français (et dans plusieurs autres langues), et qu’un livret de règles en français officiel est déjà disponible ici dans une traduction semblant convenable pour le très peu que j’en ai vu. Probablement une raison de plus pour précommander le jeu de cette manière, puisqu’il me semble assez peu probable qu’un éditeur francophone s’investisse dans un projet déjà pratiquement localisé par l’éditeur lui-même, et donc déjà susceptible de circuler dans la communauté francophone en français.
Ce test s’appuie sur un prototype de bonne qualité, bien sûr fourni par l’éditeur – faites-moi confiance. Puisque j’ai joué avec le livret de règles anglophone, il se peut que les mots français que j’emploie en traduisant moi-même ne soient pas toujours exactement ceux de la VF officielle, mais l’objectif n’est pas du tout de vous servir de guide dans les règles, seulement de vous exposer rapidement le fonctionnement du jeu et son intérêt. Il ne sera d’ailleurs pas questions des variantes et modules débloqués pendant la campagne – je pense notamment au module Guerre, assez prometteur, puisque l’on peut imaginer l’impact de la Seconde Guerre mondiale sur un art qui venait de naître, se fondant autant sur des personnages bellicistes – conçus et souvent édités par des Juifs.
Hors TVA, Age of Comics est disponible à 47 euros en édition retail, 67 en édition collector, et on peut acquérir un set de pièces en métal pour 15 euros et des jetons Maîtrise en émail à 17 euros – des bonus qui me paraissent plutôt gadget, je ne vous le cache pas, j’aurais préféré que les meeples Éditeur soient encore plus customisés, ou que les cubes Action spéciale ou les jetons Agent de vente le soient tout court, enfin je ne juge pas ceux qui préfèrent tout au carton ! La livraison en est annoncée pour septembre 2023 – y compris pour des précommandes faites sur GF jusqu’au 31 mars, ce que l’éditeur a encore confirmé au début du mois.
L’industrie des comics
La mise en place d’Age of Comics ne met pas nécessairement dans de si bonnes dispositions. Elle n’est pas complexe, juste longue, soulignant l’excès de jetons divers fourmillant dans tous les sens – mais je sais qu’il y en a que ça ne gêne pas, et au moins cette installation devrait-elle être facilitée par l’insert promis lors de la campagne (à condition qu’un compartimentage excessif ne finisse pas par être une gêne, souffrant du syndrome Dice Forge) ; en outre, l’ergonomie reste assez judicieuse pour que l’on retienne vite ce qui va où, sans plus avoir besoin de se référer scrupuleusement à chaque point de la mise en place lors de la troisième voire deuxième partie. Et il faut dire que le résultat est plutôt agréable à l’œil, ce qui aide toujours.
Au début d’une manche, on retourne la tuile Calendrier correspondant à cette manche (placée aléatoirement lors de la mise en place), ce qui dévoile l’un des six genres de comic du jeu : science-fiction, crime, romance (bien plus importants que les super-héros à la fin des années 40 et au début des années 50, contrairement à ce que l’on pourrait croire !), horreur (précisément stoppés net en 1954), super-héros et western (on note l’absence criante des war comics, judicieusement exploités dans un module d’extension). Cela permet de retourner toutes les tuiles du plan (représentant Manhattan, haut lieu de l’édition de comics) à l’effigie de ce genre de comics. Une manière de faire fluctuer les effets de mode, essentiels dans ce marché plus fluctuant qu’on pourrait le croire avec le recul et en tant que Français.es.
À son tour, on place l’un de ses meeples Éditeur sur un emplacement Action disponible. Pour chaque action, autant d’emplacements sont disponibles que de personnes plus un, mais plus vite on s’y installe et plus important sera le gain.
Le recrutement permet de prendre en main 1 carte Scénariste et 1 carte Artiste.
Le développement permet de prendre en main 1 carte Comic book (éventuellement en payant 4 dollars pour prendre la première carte du genre de notre choix).
Les idées permettent de prendre des jetons Idée (représentant les différents genres).
Royalties rapporte de l’argent.
L’impression (bien sûr l’action reine d’Age of Comics) permet d’imprimer des comics, soit des originaux, soit des copies, en jouant un scénariste, un artiste et une carte Comic Book sur son plateau, en payant leur valeur totale et en dépensant 2 jetons Idée du bon genre, pour prendre 1 tuile Comic book. Cette tuile a un certain nombre de fans : 1 fan si le comic est un original, 1 si l’un des créatifs est spécialisé dans le genre de ce comic, 1 s’il s’agit du premier comic book imprimé dans ce genre. L’avantage de la copie est que l’on produit le comic book sans jetons Idée (logique) et sans avoir besoin de la carte Comic Book, il ne faut que les cartes Scénariste et Artiste et l’argent pour les payer. Mais une copie obtient moins de fans (logique) et ne rapportera pas de points de victoire, l’intérêt en est d’obtenir d’éventuels fans à vil prix et d’obtenir la majorité dans le genre auquel la copie appartient.
Cette idée des copies est essentielle thématiquement et judicieuse mécaniquement : comme on s’en doute, dès que les comics ont commencé à avoir du succès, tout le monde a voulu les imiter pour l’imiter, et parmi les milliers de super-héros nés juste après 1938, énormément étaient de viles copies les uns des autres (Cap lui-même copiait The Shield, la première aventure de Batman copiait éhontément un pulp du Shadow, Fawcett a arrêté de publier les comics de Captain Marvel quand DC Comics l’a accusé d’avoir plagié Superman…). Si Age of Comics ne peut pas reproduire toutes les spécificités et anecdotes de l’âge d’or des comics, il était difficile de passer à côté de ce phénomène, qu’il rend donc d’une façon intéressante, puisque l’on peut tout à fait jouer sans, ou profiter de la facilité en demi-teinte constituée par le plagiait, selon des règles particulièrement intuitives.
Ventes permet d’interagir avec le plan en y déplaçant son agent des ventes (à pied, en taxi ou avec un super transport), et ainsi de vendre ses comics, collecter des fans et des commandes. Vous constaterez que la victoire dépendra souvent de commandes judicieusement choisies, puisque ces tuiles octroient des fans supplémentaires si l’on a (au moment de l’acquisition de la tuile ou plus tard) un comic du bon genre et de la bonne valeur.
La valeur d’un comic dépend de la valeur de son duo créatif (c’est beau, étonnamment mièvre pour un jeu sur une industrie aussi cynique, mais beau). Valeur que l’on peut améliorer, puisqu’un scénariste ou un dessinateur produisant un comic de sa spécialité peut apprendre ou s’entraîner en échange de quelques dollars – j’aime beaucoup l’idée de l’apprentissage, qui exige que les deux créatifs soient spécialistes du genre pour lequel ils créent, mais que l’un ait une valeur inférieure à l’autre, de sorte qu’il s’entraînera au contact du maître.
Comme vous le voyez, malgré l’aire de jeu chargée et le nombre d’actions, cela reste très accessible, et finalement fidèle thématiquement sans être extraordinaire… et c’est là qu’interviennent les actions spéciales. Au moment d’imprimer son 2ème, 3ème et 4ème comic book, on choisit l’une des 6 actions spéciales (on pourra donc en avoir jusqu’à 3 simultanément, il faut bien choisir). À chaque fois que l’on effectuera l’action principale indiquée, on aura de surcroît droit à l’action spéciale correspondante. Après avoir collecté des idées, on pourrait par exemple les convertir contre des fans. Après avoir imprimé, on pourrait obtenir de meilleures couleurs (et ainsi gagner davantage de points de victoire grâce au comic ainsi imprimé), les royalties permettent désormais d’investir l’argent gagné dans le marketing (et ainsi d’« acheter » des fans – ah, enfin un peu de réalisme capitaliste !)… Une jolie petite asymétrie, ou du moins liberté de se développer selon des axes choisis qui pourraient être différents de ceux des autres, et qui a l’avantage d’orienter les actions futures sans prendre toute la place.
À la fin de chaque manche, on regarde quels comics ont le mieux marché, ce qui rapporte des points de victoire à leur éditeur (selon le classement), ainsi que de l’argent (indépendant cette fois de la réussite des adversaires). L’ordre de jeu de la manche suivante correspond à l’autre inverse à ce classement (le dernier commence, etc.). Chaque comic book perd 1 fan (ce qui permet aux comics produits pendant une manche d’avoir potentiellement plus de fans grâce à leur fraîcheur que les oldies).
Et à la fin de la cinquième manche, on compte son score : plusieurs points de victoire ont été obtenus au cours de la partie (meilleures couleurs, points des classements, points de maîtrise pour la majorité dans un genre, bonus pour avoir imprimé 5 comics ou plus) ; chaque fan vaut 1 point de victoire, mais (à la Aventuriers du rail) on perd les fans des commandes acceptées que l’on n’aura pas satisfaites, ce qui peut être aussi fatal que ces commandes peuvent s’avérer fructueuses ; et les comics originaux rapportent 2 à 6 PV selon qu’ils aient été ou non produits par des spécialistes du genre (à quoi il faut ajouter la légère consolation habituelle pour l’argent et les idées surnuméraires). Bref on ne sait pas exactement combien de PV chaque adversaire a à tout moment de la partie, mais le scoring est assez simple et repose sur des éléments assez clairs pour avoir constamment une idée de la hiérarchie, ce qui est toujours un atout pour un jeu se targuant d’un peu de complexité comme Age of Comics.
Age of Comics, jeu de l’âge d’or ou vile copie ?
Faut-il pledger Age of Comics ? Je ne peux bien sûr répondre à cette question à votre place. Je peux cependant dire qu’assez objectivement, le jeu est thématiquement astucieux et solide, donnant respectueusement une idée du marché des comics dans les années 1940 sans se laisser phagocyter par la retranscription de cet univers au point d’empiler artificiellement des concepts ne fonctionnant pas mécaniquement. De même, lesdites mécaniques sont judicieusement intriquées pour ne pas donner d’impression d’empilement malgré la diversité des actions centrales, aboutissant à un jeu initié/initié+ lisible, plutôt tendu, manifestant une bonne connaissance par ses autrice.eur.s des exigences du jeu de société (bien qu’il s’agisse de leur premier jeu, auto-édité, ce qui interroge toujours) et des playtests que l’on imagine avoir été menés sérieusement.
Pour rappel, le jeu peut être précommandé ici jusqu’au 31 mars. En serez-vous ?