God of War : peut-on en faire un jeu de cartes nerveux et épique ?

 

Ce n’est qu’après Noël 2019 que j’ai enfin pu poser les mains sur cette merveille du jeu vidéo qu’était le God of War sorti le 20 avril 2018 sur PS4. Alors même que je n’avais pas particulièrement apprécié les précédents titres, le passage du hack and slash à l’action-aventure était fait pour me plaire, et j’ai en effet retrouvé enfin les sensations de nervosité, d’exigence, de progression, d’un Bioshock par exemple.

J’étais donc d’autant plus curieux d’apprendre sa tentative de transposition par CMON Limited (Blood RageRising SunZombicide Gizmos Arcadia Quest), connu pour faire souvent mieux que « le jeu à licence de base », et pleinement soutenu ici par Santa Monica Studio, qui a fourni toutes les illustrations et dont le directeur créatif, Cory Barlog, a même les honneurs d’un avant-propos dans le manuel de règles (ce qui est rarissime !).

Ce God of War, le jeu de cartes est conçu par Alex Olteanu (qui avait participé au développement de Kick-Ass, Massive Darkness, Rising Sun, Bloodborne) avec le soutien de Fel Barros (Narcos) et sous la supervision du mythique Eric M. Lang (Cthulhu : Death May DieVictorian MastermindsThe OthersRising SunA Song of Ice and FireXCOMBlood Rage…), et localisé par EDGE Entertainment.

Vendu 36 euros, il est strictement solo ou coopératif jusqu’à 4 joueurs de 12 ans et plus, pour des parties d’une bonne heure à deux heures.

Fait-il alors les bons choix pour adapter fidèlement, même partiellement, un certain « esprit God of War » ? Préparant justement ces jours-ci un article universitaire sur les manières dont le jeu de société peut être nourri par le jeu vidéo, cette question n’est pas qu’une classique interrogation introductive, mais vraiment une problématique qui m’intéresse tout personnellement !

 

De Midgard au Helheim

Le petit synopsis introductif montre déjà que l’équipe responsable de ce God of War est nourrie par des récits qui dépassent le thème ordinaire des jeux de société : inquiètes de voir les signes annonciateurs du Ragnarök, les Nornes (l’équivalent nordique des Moires/Parques) tentent d’explorer des futurs possibles grâce aux visions permises par le puits d’Urd en y guidant des projections d’importants héros, hypothétiquement capables d’éviter la destruction du monde.

Les joueurs n’incarnent donc pas tant les héros que les Nornes, avec un discours méta curieux d’ambition : puisque les personnages sont les figurines cartonnées que l’on place sur des socles et parmi lesquels chacun choisit un nom (Kratos, Atreus, Mimir, Freya, Brok et Sindri), ils ne peuvent pas être les avatars des joueurs, qui sont les mains qui les manipulent, de sorte que nous sommes en fait Verdandi, Urd, Skuld et les autres maîtresses du destin, guidant les décisions des héros et profitant de leurs capacités.

À chacun correspond un plateau et 14 cartes personnelles, que l’on pose en deck à côté. Sur le plateau, une piste de Rage (dont le nombre d’emplacements est différent selon le héros), sur la première case duquel on pose un marqueur.

On pioche 3 des 6 cartes Quête pour les poser face révélée en pyramide inversée : une en-dessous, la quête active, dont on lit la courte histoire et les conditions de victoire, les deux autres au-dessus, les futurs possibles. Et juste au-dessus, on place 3 des 4 cartes Boss de fin.

La quête active définit quelle scène les héros vont vivre : on pioche alors la petite dizaine de cartes Scène correspondantes que l’on dispose sur deux lignes de façon à former un fort joli panorama.

Non loin de cette scène, on place le deck face cachée des 88 cartes Amélioration, puis les trois decks face visible de 10 cartes Étourdissement, Poison et Cristal à fragmentation.

Il ne reste plus qu’à laisser à portée des joueurs le dé Ennemi, les divers pions ; à donner au dernier à avoir joué à un God of War le jeton Premier joueur (la hache Léviathan) et à le laisser place sa figurine en face de l’une des cartes Scène de la rangée inférieure. Les autres joueurs l’imitent, sans pouvoir dépasser les deux héros par carte, et la partie peut commencer.

La mise en place peut être un peu longue, pas nécessairement trop laborieuse parce que le thermoformage sépare assez correctement dans la boîte les différentes pièces, d’ailleurs agréablement distinctes, mais elle mobilise tout de même un matériel important… ce qui est en fait assez rassurant. Je ne sais pas pour vous, mais quand j’entends « X, le jeu de cartes », je m’attends souvent à un jeu de bataille thématisé, quelque chose comme un « jeu de cartes malin » comme il y en a des milliers, et rarement très originaux, quand le sujet semble plutôt se prêter à un jeu de plateau.

Or cette variété montre bien ici que God of War n’est pas traité comme une licence quelconque, artificiellement imposée sur des mécaniques abstraites, mais que les concepteurs se sont demandés comment transformer le jeu en ensemble de mécaniques cohérent, accessible, et pourtant complet. Et à la seule fin de la mise en place on a déjà devant soi des héros distincts avec des decks uniques, des épreuves variées à traverser en évoluant dans différents niveaux, avec des boss se profilant derrière les scènes, une importance donnée au positionnement et des marqueurs d’états divers, bien des imitations intéressantes de caractéristiques du jeu vidéo.

De plus, sans participer réellement à la mise en place, on découvre la situation que l’on va affronter pendant qu’on l’installe, on collecte d’emblée des informations primordiales, et une fois accroché par la promesse de vivre une aventure, on accepte sans problème d’y consacrer un peu de temps !

 

Une succession de combats dantesques

Un tour de God of War est constitué de quatre phases.

La phase de préparation consiste simplement à compléter sa main de 7 cartes, donc au premier tour à en piocher 7 (puisque l’on n’a pas encore de main).

La phase d’activation commence par l’activation du héros, et permet de réaliser quatre actions dans l’ordre qu’il veut.

Pour se déplacer, il se place devant l’une des cartes de la rangée inférieure. S’il est seul devant cette carte, il est considéré comme étant « en avant », si un autre héros s’y trouve déjà, il peut choisir de se placer devant lui ou derrière (et donc d’en être protégé), si deux autres héros s’y trouvent, il ne peut pas s’y déplacer. Il peut également changer sa place avec l’autre héros situé dans sa colonne au lieu de se déplacer dans une autre.

Il peut également jouer autant de cartes Action qu’il le peut/veut. Il existe cinq types de cartes Action, Mêlée, À distance, Défense, Spéciale et Nombre, certaines cumulant deux types ou donnant le choix entre deux actions.

 

 

Les cartes Défense ne peuvent pas être jouées pendant la phase d’activation du héros, quand les cartes Spéciale peuvent être jouées n’importe quand, y compris pendant le tour des autres, pour piocher des cartes, soigner des dégâts, augmenter l’attaque d’un allié…

Une carte Mêlée ou À distance doit être associée à un nombre, soit figurant directement sur la carte (Mêlée +2 par exemple) soit figurant sur une carte associée (une carte Action Mêlée sans valeur, et une carte Nombre +2).

Comme on s’en doute, les attaques de mêlée ne peuvent blesser que les ennemis situés sur la ligne inférieure, directement devant le héros, quand les attaques à distance peuvent blesser n’importe quel ennemi de la colonne. Après avoir déclaré l’attaque et calculé sa valeur, on lance le dé Ennemi pour voir combien il bloque de blessures (0, 0, 1, 1, 2 ou 5). S’il est bien blessé, on place sur lui des pions Dégât. Si la quantité de pions Dégât est égale ou supérieure à sa santé, l’ennemi est éliminé. Soit on retourne la carte sur son autre face, comme elle l’indique, soit on y place simplement un pion Mort.

Certains ennemis disposent en outre d’une armure, qui doit être détruite avant d’avoir accès à leur santé et en un seul coup (donc par une attaque supérieure à la valeur de l’armure, sans possibilité de cumuler les dégâts de différentes attaques), heureusement sans lancer de dé.

Enfin, certaines cartes Action permettent d’étourdir l’ennemi. Cela signifie que s’il est activé (voir plus bas), on se contentera de défausser son jeton Étourdissement plutôt que de réaliser son effet ou son attaque.

 

 

Chaque fois que le héros réalise une attaque, y compris si elle est bloquée, sa barre de rage augmente de 1. Quand le marqueur se trouve sur le dernier emplacement, le héros peut utiliser sa capacité, puis replacer le marqueur sur le premier emplacement. Kratos peut alors ajouter 3 à sa prochaine attaque et se soigner de 3 dégâts, Atreus infliger 2 dégâts imblocables à 2 ennemis, Freya placer un pion sur n’importe quel héros, qui pourra être défaussé pour annuler tous les dégâts infligés par une source.

Les deux autres héros sont plus techniques. Brok et Sindri sont incarnés en même temps par un joueur (ils apparaissent sur le même plateau individuel) mais ils apparaissent comme deux figurines, que l’on déplace séparément. À la fin de sa barre de rage, Brok donne +3 de défense, et Sindri +3 d’attaque à distance.

Autrement plus étrange, Mimir s’attache à un héros au début de chaque tour, qui devient son porteur. Il peut choisir de prendre des blessures à sa place. Il ne peut pas se déplacer seul, il ne peut pas attaquer, mais sa barre de rage lui permet de piocher une deuxième carte Amélioration pendant l’activation de la scène (on y revient), et de choisir entre les deux. Il peut tout de même interagir avec la scène, la quatrième action de la phase d’activation du héros.

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Certaines cartes d’une scène représentent des points d’interaction. Un héros qui se trouve dans la bonne colonne peut alors décider d’interagir s’il remplit les conditions (attendre qu’un ennemi ait une quantité donnée de santé, défausser des cartes particulières) pour la conséquence indiquée sur la carte (la retourner, infliger un bonus de dégâts… : un glory kill si l’on veut !).

La deuxième partie de la phase d’activation consiste à activer la scène.

On révèle alors la première carte du deck Amélioration, et plus spécifiquement la rune qu’elle représente, et qui active toutes les cartes Scène représentant la même rune. Si cela peut activer des règles particulières de la carte, cela provoquera aussi l’attaque des ennemis qui y apparaissent. Les attaques à mêlée blessent les héros des colonnes indiquées par la carte, les attaques à distance blessent les héros de la colonne la plus éloignée de l’ennemi, la force de l’attaque étant précisée près de la rune. On l’a dit, seuls les héros à l’avant subissent les dégâts, et ils peuvent à ce moment jouer des cartes Défense pour les amoindrir.

Certaines attaques peuvent étourdir ou empoisonner le héros quand il ne les bloque pas complètement. Dans le premier cas, une carte Étourdissement est posée au sommet de son deck, qu’il défaussera aussitôt qu’elle sera piochée (de sorte que sa main en sera réduite). Dans le second, il pose une carte Poison au-dessus de son deck, qui lui fait perdre un point de vie quand il la pioche. Ces cartes ne sont pas retirées du deck ensuite, seules la fin d’une quête ou certaines actions spécifiques le permettent !

Si un héros subit assez de blessures pour causer sa mort (de 4 pour Mimir à 10 pour Kratos), il est à terre : il ne peut plus activer son héros ou se déplacer jusqu’à la fin de la scène (donc en espérant que les autres pourront la surmonter sans lui), mais active toujours la scène. Inutile de dire qu’à moins d’approcher vraiment de l’objectif, la mort d’un héros est généralement annonciateur d’une défaite cuisante, puisqu’il accélère la mort des autres.

Quand un héros a réalisé sa phase d’activation de héros et de scène, c’est au héros suivant de réaliser ces deux étapes.

Quand tous les joueurs ont activé leur héros et la scène, on active la scène une fois de plus – et comme vous l’imaginez, l’activation de deux scènes coup sur coup peut être douloureuse pour l’équipe, soumise à une rude pression… comme dans le jeu vidéo en fait.

 

 

La dernière phase consiste enfin à améliorer ses héros.

On défausse alors toutes les cartes de sa main. Puis dans le sens des aiguilles d’une montre, chacun peut prendre une carte Amélioration révélée au cours de l’activation des scènes et la placer au-dessus de son deck (elles sont plus puissantes que les cartes de base), ou retirer du jeu une carte de leur défausse, soit pour supprimer un effet négatif, soit pour se débarrasser d’une carte un peu faible, et donc augmenter la chance d’en piocher de meilleures.

Puis le premier joueur donne Léviathan au joueur suivant dans le sens des aiguilles d’une montre, et un nouveau tour commence.

Une quête est gagnée quand on a rempli son objectif, généralement vaincre les ennemis apparaissant sur la scène. On retire alors toutes les cartes de la scène et on soigne toutes les blessures, y compris celles des héros à terre, qui reviennent enfin en jeu, on ôte les cartes Poison, Étourdissement et Cristal à fragmentation des decks et on redescend leur rage.

Quand la première quête est accomplie, les joueurs choisissent la seconde parmi les deux situées au-dessus. Ils réalisent la mise en place de celle qui a été sélectionnée… et subissent la complication apparaissant au verso de celle qui n’a pas été sélectionnée : laisser un ennemi libre n’est jamais sans conséquences. Il peut s’agir de commencer la quête avec des dégâts, de retirer des cartes puissantes de son deck, de baisser la limite de cartes en main…L’intérêt est bien sûr aussi d’apporter un certain équilibre au jeu : puisqu’on s’est bien amélioré pendant la première quête, on pourrait arriver trop puissant à la deuxième.

Quand la seconde quête est accomplie, les joueurs choisissent le boss de fin et mettent sa scène en place, subissant les complications des deux autres Boss de fin. Il va de soi que ces boss ne sont pas des scènes classiques, mais ont toutes des petites règles originales, comme Baldur, qu’il ne faut surtout pas vaincre (cela déclencherait le Ragnarök) mais piéger en retournant certaines cartes sur leur face Gui, ou Hraelzyr, dont chaque membre du corps est considéré comme un ennemi indépendant, mais dont il faut tenter de tuer la tête.

Si l’on pourra regretter le peu de variété apporté par quatre boss à peine, le fait que chacun soit constitué par une petite dizaine de cartes, avec sa propre règle, et survienne après deux quêtes, rend les affrontements assez épiques pour atténuer toute frustration ; et les vaincre tous une fois demandera déjà une grande maîtrise du jeu !

La partie s’achève par une défaite si tous les héros sont à terre ou qu’une condition de défaite de la scène en cours est atteinte, et par une victoire si le boss de fin est vaincu.

 

Un seul héros contre le monde

Si vous voulez retrouver le ressenti des anciens God of War, avec un héros en colère contre le monde entier, pratiquez donc le jeu de cartes en solo, obligatoirement avec Kratos bien sûr ! On aime bien Atreus ou Brok et Sindri, enfin avec tous leurs talents ils n’ont quand même pas le potentiel destructeur du véritable God of War…

Il est cependant accompagné par Atreus et Mimir, qui n’apparaissent pas sous la forme de figurines (ils se trouvent toujours là où est Kratos) mais le soutiennent par leurs capacités spéciales. Atreus peut attaquer un ennemi à distance et l’étourdir ou ajouter +3 à une attaque pour sa première capacité, et pour la seconde, attaquer à distance deux ennemis quelconques de la scène ou augmenter une défense d’un point. Mimir peut transformer le résultat d’un dé de défense de l’ennemi en attaque pour Kratos ou le soigner de deux dégâts pour sa première capacité, et pour la deuxième, lui permettre un déplacement ou de regarder les deux premières cartes Amélioration du deck et de les replacer au-dessus ou en-dessous, dans l’ordre de son choix, y compris une au-dessus et l’autre en-dessous.

Chaque capacité ne peut être utilisée qu’une fois par quête, mais en Rage spartiate, Kratos peut désormais les renouveler en plus de gagner +3 à sa prochaine attaque et de se soigner de 3 points.

Il est déjà épique de combattre seul, même avec ces soutiens qui ne sont pas de trop, il faudra en plus subir deux cartes Amélioration par tour au moment de l’étape d’activation de la scène, plus une troisième au moment de la phase d’activation supplémentaire de la scène !

Ce serait presque décourageant de difficulté… si ce sentiment de se sentir dans la peau de Kratos affrontant les niveaux épiques de God of War n’était pas si excitant !

 

God of War, le jeu de cartes qui vous met dans la peau du Dieu autoproclamé de la Guerre

« X, le jeu de cartes » est ordinairement une appellation euphémistique pour désigner une adaptation passant par une simplification outrancière d’un univers et d’un système de jeu. Face à ce God of War, on reconnaît au contraire si bien le jeu qu’on l’appellerait bien « God of War » tout court, plutôt que « God of War, le jeu de cartes ». Non seulement sa boîte massive ne contient pas que des cartes, mais surtout, celles-ci sont utilisées à des fins si diverses de scénarisation, d’actions (avec une composante de deckbuilding), d’état des héros (étourdi, empoisonné…), de création de niveaux (dans des scènes panoramiques ou pour composer un boss immense) que l’on a l’impression de revivre assez fidèlement l’expérience du dernier jeu God of War.

Bien sûr, on n’en approche pas la frénésie, ne serait-ce que parce qu’il s’avère assez dense au début dans ses nombreuses règles particulières et ses nombreux pictogrammes à prendre en compte, ou à cause du tour-par-tour (encore que les tours de nos coéquipiers puissent nous concerner et requièrent notre vigilance). Plutôt que d’en être frustré, on se fait tout de même assez vite la main, et on finit immanquablement par désirer plus de quêtes, de scènes et de boss… Peut-être qu’avec le développement de la suite du jeu, on pourra espérer des standalones cumulables avec ce jeu ? Il le mérite en tout cas par son caractère épique, dû à la fois à son exigence et sa direction artistique (même si les cartes Action sont un peu sobres), et son ambition à nous remettre dans la peau de Kratos et de ses compagnons sans céder à l’appel du jeu à licence facile.

 

 

Et il se murmure qu’un concours pourrait prochainement permettre de le remporter ? Restez vigilants sur nos réseaux sociaux, notre facebook et notre nouvel instagram dédié aux jeux de société (où nous ajoutons également des photos de God of War au moment où cet article paraît) !