Cairn – Duel de druides et de chamans autour des mégalithes
Je ne parviens simplement pas à me rappeler quand j’ai, pour la dernière fois, découvert un beau jeu pour deux, édité avec une certaine ambition. Bien sûr je sors encore très régulièrement mon bien-aimé Patchwork, et il a y bien des 2-4 ou 2-5 que je pratique en duo/duel, mais j’aime aussi parfois être impressionné par les efforts consentis pour une oeuvre réservée à cette configuration, à la manière de l’antique Stratego, de l’exceptionnel 7 Wonders Duel ou parfois de la gamme en bois de Gigamic (notamment Squadro, sans doute Quantik). En regardant ma ludothèque, mes yeux se posent sur Fog of Love, bien sûr, que j’ai vraiment hâte de vous présenter. Il n’empêche que mon incapacité à trouver plus de titres, même en me laissant du temps et en regardant les boîtes qui décorent mon appartement, me paraît manifester un certain manque dans le paysage socioludique, auquel Matagot (Aeon’s End, Western Legends, Root, Inis, Kemet, L’Île au trésor…) semble souhaiter remédier avec Cairn.
Cairn est un jeu de Christian Martinez (Inis, Seasons of Inis, Expédition Altiplano, Fourberies), illustré par Vincent Joubert (Château Aventure). Chaque joueur y incarne un camp, celui des chamans de la forêt ou celui des chamans de la mer, tentant d’envahir le camp adverse en traversant un plateau quadrillé, dans un intéressant remaniement thématisé des échecs ou du morpion. Vendu 30 euros, il revendique une certaine nervosité en promettant des parties de 15 à 30 minutes. Je dois avouer être vendu d’avance tant il me semble d’emblée cumuler les bons points : édité par Matagot, connu pour la qualité de son travail, conçu par l’auteur d’Inis, tactique, nerveux, joli et donc exclusivement praticable à deux… Mais la déception pourrait n’en être que plus dure !
La nature pour champ de bataille
Après plusieurs gros jeux aux pièces baladeuses (Ceylan, La Couronne d’Emara, Gugong, et parmi ceux bientôt en test Paranormal Detectives, Save the Meeples, Rush MD, et je ne vous parle même pas de l’horreur Middara), je dois avouer que la contemplation d’un vrai thermoformage fait plaisir. Je sais que c’est mal, qu’il n’y a rien de tel écologiquement qu’un bon compartimentage cartonné, n’empêche que cela tranche avec l’absence complète de rangement trop souvent constatée récemment. Bon, je ne suis pas excessivement amateur d’une couleur trop « plastique », sans doute une question de composition du matériau puisque j’ai la même appréhension avec le thermoformage de Paris: New Eden. Mais c’est pinailler quand il faudrait seulement apprécier que chaque élément trouve sa place, jusqu’au plus petit jeton, et soit donc immédiatement accessible. Probablement le meilleur thermoformage que j’aie vu depuis La Forêt des Frères Grimm, même si l’on reste un cran en-dessous, du moins parmi les jeux testés.
Ce qui ajoute à l’admiration immédiate pour le jeu, ce sont bien sûr les figurines, cinq chamans de la forêt (marrons) et cinq chamans de la mer (bleus). On peut ne pas toujours estimer très facile de retrouver l’emplacement de chacune dans le thermoformage après l’avoir délogée, enfin cela reste un faux problème à la Dragon Market, qui exige dix secondes d’essais. Non seulement les deux « espèces » sont différentes, entre des espèces de kobolds pour le peuple de la mer et des ents/satyres pour le peuple de la forêt, mais même au sein d’une espèce, chaque modèle est unique. Avec de grosses similarités bien sûr, enfin quand on pense qu’on aurait pu n’avoir droit qu’à des disques blancs et noirs, un tel effort de production ajoute vraiment quelque chose d’immersif à ce qui est bien sûr un jeu essentiellement abstrait.
La mise en place commence logiquement par la pose du plateau central. Le joueur du côté Village de la forêt place trois chamans de la forêt sur la première, la troisième et la cinquième case de la première ligne devant lui (les cases qui ne sont pas encadrées par des totems blancs ou noirs) et les deux autres en retrait dans le village, et le joueur du côté Village de la mer procède de même avec ses propres figurines.
Chaque camp a aussi face à lui une piste de score, et pose son jeton Victoire sur la première case.
Les 14 jetons Mégalithe sont mélangés et empilés face cachée à côté du plateau. Les deux premiers sont placés face visible sur les deux cercles de pierre au centre du plateau, et deux autres sont révélés sur les emplacements des mégalithes en attente, entre les pistes de score (donc sur le plateau, mais en dehors du champ de bataille). Pour les premières parties, les règles recommandent certains mégalithes en particulier, dont la compréhension est plus immédiate.
Enfin, on lance en l’air les trois jetons Action et le jeton Transformation pour les poser sur les emplacements correspondants sur la face sur laquelle ils auront atterri. On tire également au sort le premier joueur et on est prêt à se lancer dans la partie.
Un seul regret dans cette mise en place, que la pile de mégalithes soit posée à l’extérieur du plateau quand tout le reste y trouvait une place. Moi qui aime tant les jeux où tout se trouve sur les plateaux (comme Ceylan), et qui peux comprendre que ce n’est pas toujours possible, je trouve dommage en terme d’ergonomie qu’un seul élément en soit exclu. Pour le reste, absolument rien à redire. L’installation est juste assez rapide pour qu’on entre très vite dans la partie et juste assez longue pour que l’on comprenne qu’il y aura des variables à assimiler, qu’on est face à un jeu tactique faisant particulièrement appel à notre capacité à l’adaptation.
Un combat aux règles changeantes
À son tour, un joueur se contente de réaliser l’une des trois actions apparaissant sur les tuiles Action, puis de retourner celle à laquelle il aura fait appel afin d’en rendre accessible l’autre face.
Une action permet d’ajouter l’un des chamans de son village sur sa case totem noire ou blanche (selon la face). Si un chaman adverse se trouvait sur cette case, il est banni (renvoyé dans son village).
Une action permet de déplacer l’un de ses chamans sur le plateau d’une case, soit orthogonalement soit diagonalement (selon la face).
La dernière action permet de sauter au-dessus d’un chaman se trouvant sur une case adjacente, soit allié soit ennemi (selon la face), orthogonalement ou diagonalement, ce qui nous fait atterrir sur la case opposée.
Si un déplacement ou un saut nous permet de sortir du plateau par le village adverse, on construit un mégalithe sur la dernière case occupée par notre chaman avant son invasion (puis on le récupère dans notre village), en le choisissant parmi les deux mégalithes en attente. La construction d’un mégalithe fait avancer notre pion Victoire d’une case sur la piste de score, et l’on pioche un nouveau mégalithe pour remplir l’emplacement de mégalithe en attente.
Puis on regarde la tuile Transformation, qui indique une configuration. Sur une face, elle demande que sur une rangée de trois cases se trouvent côte à côte deux de nos chamans puis un chaman adverse. Sur l’autre, que sur une rangée de trois cases deux de nos chamans entourent un chaman adverse. Si l’action réalisée ce tour-ci permet d’aboutir au schéma représenté, on retourne le jeton Transformation, on bannit le chaman adverse et on construit l’un des deux mégalithes en attente sur la case qui était naguère occupée par le chaman adverse.
Il ne peut cependant y avoir plus d’un mégalithe sur une même case. Si l’on sort du plateau par une case déjà occupée par un mégalithe, il ne se passe donc rien, ni construction, ni progression du score. Cela n’a l’air de rien, mais c’est un excellent procédé d’équilibrage : un adversaire qui aurait déjà subi une ou deux invasions saurait par quelle case on ne peut plus l’envahir, et pourrait mieux défendre les autres.
Chaque mégalithe possède en outre un effet, utilisable par les deux joueurs, ou plus précisément que doit utiliser tout chaman qui s’arrêterait sur la case du mégalithe, même s’il y est poussé par l’adversaire.
Ces effets sont très variés, et vont du déplacement d’un chaman adverse/allié d’une case à l’obligation de jouer son tour après la conclusion du tour en cours (ce qui n’est donc avantageux que si c’est le joueur actif qui s’arrête dessus), en passant par l’échange de place de deux mégalithes ou le déplacement d’un mégalithe d’une case, la défausse d’un mégalithe en jeu pour le remplacer par un mégalithe en attente, le bannissement d’un chaman adverse se trouvant sur sa première ligne, la téléportation du chaman de ce mégalithe vers un autre mégalithe…
Cela pourrait donner l’impression que les parties sont chaotiques. On ne le ressent pourtant jamais de la sorte pendant que l’on joue, parce que l’on sait exactement quel mégalithe a quel effet et où il se trouve, et que l’on voit même les deux mégalithes à venir.
En outre, la partie s’achève aussitôt qu’un joueur a construit son troisième mégalithe, et donc atteint la troisième case de la piste de score, qui rend cette progression très lisible pour les deux belligérants, à moins que l’un des deux ne puisse réaliser aucune des trois actions au début de son tour (auquel cas il perdrait immédiatement). On n’a donc pas le loisir de multiplier les mégalithes sur le terrain pour activer un pouvoir à chaque pas, cela s’achève beaucoup plus vite que prévu, et il y a quelque chose d’extrêmement élégant à avoir lié aussi intimement pose d’un mégalithe (donc mise à disposition d’un nouveau pouvoir) et augmentation du score (donc rapprochement de la fin de la partie), qui ne m’étonne pas de la part du subtil auteur d’Inis.
Cairn, enfin un nouveau très bon jeu de duel
Je ne dirai pas que Cairn est un « coup de cœur » parce que c’est une formulation que l’on entend partout, à propos de n’importe quoi, et que je préfère donc la réserver à des expériences particulièrement inoubliables que de participer à son galvaudage. Mais vraiment je n’en suis pas loin tant je suis séduit par la parfaite simplicité de ses principes et de ses objectifs, par une nervosité qui étonne à chaque partie les deux belligérants, par la remarquable élégance de mécaniques dont on n’attendrait que du chaos en parcourant rapidement les règles, par sa qualité thématique et éditoriale qui fait si bien oublier sa relative abstraction, par sa grande variété qui tranche avec beaucoup de jeux tactiques pour deux. Comme Tom Vasel, j’espère vraiment qu’il saura se faire remarquer autant qu’il le mérite !