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Compagnons, ou comment construire un village médiéval avec des cartes

Compagnons, ou comment construire un village médiéval avec des cartes

À première vue, Compagnons n’est « qu’un » jeu de cartes, probablement un « jeu de cartes malin » comme il y en a tant d’autres (et beaucoup de bons), s’adressant à un public davantage curieux de son univers visuel que de son originalité mécanique. Or Compagnons a obtenu (sous son titre original de Villagers) un retentissement curieux sur KickStarter, attirant 14 351 contributeurs pour bien plus de 500.000 euros. D’un nombre très important de backers on pourrait déduire que le jeu est très peu cher, ce qui facilite il est vrai l’attrait d’un public général… et même pas, la boîte en revenait à 25 euros, et les contributeurs ont en moyenne dépensé 33 euros par personne. Ce qui est beaucoup trop pour imputer ce succès aux seules illustrations charmantes de l’auteur et dessinateur Haakon Gaarder – tiens, un nouvel auteur complet.

Compagnons a donc de quoi interroger et remettre en cause les préjugés que l’on pouvait avoir sur le jeu à partir de son seul format. Or après une édition par Sinister Fish, c’est Gigamic (SquadroCosmic Factory13 IndicesFlamme rougeGalèrapagos…) qui s’est chargé de le localiser, simplifiant le matériel pour le proposer à 18 euros. Penchons-nous plus avant sur ce mystère, épaissi par la destination inhabituelle de Compagnons à 1 à 5 bâtisseurs de 12 ans et plus pour des parties d’environ 45 minutes.

Compagnons Gigamic

Les débuts d’un village après la peste noire

Le thème de Compagnons attise bien plus la curiosité que ce qu’un petit jeu de cartes peut se le permettre habituellement. Après la peste noire et ses ravages, les joueurs construisent des nouveaux villages pour accueillir ceux qui migrent sur les routes et profiter de leurs compétences, ou en développer d’autres selon les besoins les plus urgents. C’est tout bête, mais recourir à des événements aussi terribles donne un semblant d’âme au jeu, et l’idée très vidéoludique d’ériger et d’agrandir un microcosme opérant est prometteuse.

De fait, la mise en place est assez riche. On commence par former la route avec les six villageois de départ (un forgeron, un cueilleur, un menuisier, un chaumier, un tonnelier et un volailler). Les bûcherons, faneurs et mineurs forment trois pioches distinctes de villageois communs.

Au-dessus des villageois de départ, on mélange le reste des cartes en six pioches face cachée contenant deux fois plus de cartes qu’il n’y a de joueurs, et n’incluant la laine et le cuir que s’il y en a quatre ou cinq. La carte 1ère phase de marché est placée sous la deuxième pioche, la carte 2ème phase de marché sous la sixième.

Chaque joueur reçoit une carte Compagnons, identique en termes de pouvoirs mais à l’illustration distincte, huit pièces d’or, une carte Place du village qu’il pose devant lui et cinq cartes pour former sa main. Le reste des cartes forme la réserve, à proximité de la route. Enfin, celui qui a le plus longtemps vécu au même endroit sera le premier joueur.

Compagnons n’est donc pas un jeu pour les transports, et exige une certaine aire de jeu. La mise en place ne s’avérera fastidieuse que si l’on peine à trouver les bonnes cartes, puisqu’elles sont de types assez nombreux, et qu’on ne parle même pas encore de celles du mode premier joueur. Gigamic a fait preuve de bon sens en compartimentant la boîte en trois espaces, ce qui permet au moins aux joueurs de trouver le rangement qui leur paraît le plus pratique. À terme, il paraîtra sans doute préférable à tous de ranger certains types de cartes dans des pochettes distinctes pour les identifier plus vite encore.

 

Unir pour prospérer, mais pas nécessairement s’unir aux autres !

Une manche de Compagnons se déroule en deux phases.

La première est la phase de recrutement : à tour de rôle, les joueurs prennent un villageois de la route dans leur main, qu’il s’agisse d’un villageois de départ (face révélée), immédiatement remplacé par une carte tirée de la pile la plus à gauche, ou d’un villageois surprise parmi les six piles, dont le dos n’indique que la famille (minerai, bois, solitaire, spécial, cuir, laine, foin, raisin, céréales). Le recrutement à l’aveugle impose de révéler la carte tirée aux autres joueurs, ce que le manuel spécifie dans un « rappel » sous une illustration… qui « rappelle », ce point n’apparaissant pas dans le texte des règles lui-même.

Le recrutement est obligatoire et dure jusqu’à ce que chacun ait ainsi récupéré deux villageois, plus un par nourriture dans le village, dans un maximum de cinq villageois en une manche (c’est la « limite de recrutement »).

Quand toutes les cartes de la route (et donc les six pioches) sont épuisées, on les remplace par des cartes de la réserve, et c’est là qu’on recrutera à l’aveugle.

De nouveaux villageois arrivent alors. Pour cela, on défausse tous les villageois portant une pièce et on les remplace par autant de cartes de la réserve (et à défaut de la réserve, de la pioche la plus à gauche), puis on place une pièce sur chacun d’entre eux. Cela signifie qu’au recrutement ils rapporteront 1 or, et qu’un villageois arrivé à ce stade de la partie et non recruté disparaît pour être renouvelé à la manche suivante. Une habile manière de rajouter du choix (plutôt un villageois surprise d’une famille intéressante ou un villageois moins intéressant donnant de l’or ?) tout en répondant à la nécessité tactique de ne pas bloquer le jeu avec des villageois visibles n’intéressant personne.

À deux joueurs, l’arrivée de nouveaux villageois se joue très différemment, ce qui est logique : leur intérêt ne s’épuise pas aussi vite qu’à cinq, et il ne s’agirait pas de les renouveler trop arbitrairement. En commençant par le deuxième, ils peuvent alors poser une pièce d’or de la banque (et pas de leur trésor) sur un villageois, même un villageois sur lequel l’autre aurait déjà placé une pièce d’or, une pièce d’or sur deux villageois différents, ou rien du tout. Tous les villageois sur lesquels aucune pièce n’est posée sont ensuite défaussés et remplacés depuis la réserve. Comme les pièces n’appartiennent pas aux joueurs, il peut ainsi s’agir de renforcer l’attractivité d’une carte que l’on n’aurait pas prise sinon…

On passe ensuite à la phase de placement, où l’on peut (mais ce n’est pas obligatoire) installer dans son village les compagnons de sa main, deux au maximum, plus un par symbole maison, sans dépasser les cinq. Pour éviter la triche ou les « erreurs de bonne foi », on annonce le nombre de villageois que l’on peut poser, on les place sur la place du village, puis seulement on les déplace vers son village, ce découpage rendant les opérations beaucoup plus lisibles pour tout le monde.

Certains villageois appartiennent à des chaînes de production. Par exemple un charron doit impérativement être placé sur un bûcheron (ce qui est précisé sur la carte), et il pourra ensuite être recouvert par un charretier (et non un charpentier comme la carte l’indique par erreur). Mais on peut choisir une évolution plus courte, en faisant du bûcheron un charpentier ou un sculpteur.

Dans une chaîne de production à trois villageois, le deuxième est naturellement moins intéressant que dans une chaîne de production à deux villageois, il s’agira donc de bien déterminer si l’on se sent capable de faire aboutir toute la chaîne pour accéder à un villageois très spécialisé et intéressant. D’autant que certaines chaînes exigent quatre villageois (l’orfèvre, le tailleur), ce qui peut aussi conduire les adversaires à vous priver des cartes susceptibles de vous faire progresser vers des spécialités faisant à ce point la différence.

Les règles sont un peu ambigües en précisant que pour faire une chaîne de production, une carte doit intégralement recouvrir la précédente, à l’exception de sa famille et de son nom. On déduit en fait des illustrations que les producteurs de matière première (bûcheron, berger, tanneur, faneur, saisonnier, mineur) peuvent fournir deux chaînes de production différentes ou similaires (chacune recouvrant la moitié du bûcheron).

 

Certains villageois portent un cadenas : pour l’ouvrir, il faut dépenser deux pièces d’or, ou qu’un village possède le villageois associé au cadenas. Si c’est notre village, on pose deux pièces de la banque sur le villageois ayant servi de « clef », si c’est un village adverse, on pose deux pièces de son trésor sur ce villageois. Comme les chaînes de production, ces cadenas obéissent à une certaine logique : pour qu’un compagnon devienne brasseur, il faut qu’il puisse se fournir chez un tonnelier par exemple. Au fond, il est presque décevant thématiquement de pouvoir acheter les ressources à la banque, même si c’était nécessaire mécaniquement.

En outre, jusqu’à trois fois par phase de placement, on peut reposer un villageois de sa main face cachée sur l’une des six pioches pour récupérer un villageois commun (mineur, faneur ou bûcheron) et le placer gratuitement dans son village, sans que cela compte dans sa limite de placement.

 

 

Si l’essentiel des villageois vaut de l’or, sert de clef, apporte de la nourriture ou une maison, les villageois spéciaux possèdent des pouvoirs autrement plus chaotiques (et délicieux). L’apprenti remplace ainsi un villageois (non-compagnon et pas au sommet d’une pile) de n’importe quel village, y compris le sien, qui vient s’installer chez nous. Il faut toujours respecter les règles de placement, ce qui limite naturellement un usage sinon trop redoutable. Le moine peut être utilisé comme n’importe quel villageois dans une chaîne de production, sauf comme le villageois le plus élevé, et doit être immédiatement recouvert par un autre villageois.

Quand la phase de placement est terminée, les joueurs vérifient si un de leurs villageois produit encore de la nourriture. Si ce n’est pas le cas, ils retournent leur carte Compagnons sur sa face nourriture (perdant ainsi sa face Or).

À ce moment, si les deux premières pioches sont vides et qu’il n’y reste donc que la première carte de marché, on effectue la première phase de marché (le premier décompte intermédiaire). Les villageois au sommet des piles rapportent alors autant d’or à leur propriétaire que la valeur en or qu’ils indiquent et que le nombre de pièces qu’ils portent (sans qu’on les retire). Comme on l’a vu, l’or n’est cependant pas assez crucial pour qu’il soit nécessaire de bâtir son village pour le rendre le plus rentable possible au cours de cette phase, mieux vaut se concentrer sur les maisons, la nourriture, les différents types de villageois, bref mieux vaut construire un moteur que d’obtenir des résultats précoces au détriment de la production à long terme.

Le problème n’est pas du tout le même lors de la deuxième phase de marché, quand les six pioches sont vides. On gagne alors de l’or selon les mêmes critères et on prend de surcroît en compte les symboles Argent, qui ont valeur d’objectifs. Le franc-maçon rapporte par exemple trois pièces d’or par maison, et l’épicier trois pièces d’or par symbole nourriture, ces pièces d’or étant symbolisées par des pièces d’argent pour signifier qu’il ne faut pas les prendre en compte lors de la première phase de marché.

À l’issue de cette phase, le joueur possédant le plus de pièces d’or remporte la partie, puisqu’il possède le village le plus prospère. En cas d’égalité, la victoire va à celui qui possède le moins de villageois, puisque cela signifie qu’il a des villageois d’une valeur supérieure, davantage de spécialistes à même d’ajouter de la valeur au village.

 

La comtesse jalouse

On l’a dit, Compagnons possède un mode solo, et d’ailleurs un mode solo très convaincant, exigeant 26 cartes qui ne servent pas dans les configurations à plusieurs joueurs. Cet effort matériel montre bien l’importance du mode pour Gaarder, qui aurait très bien pu s’épargner sa conception et épargner son prix aux acheteurs. Dans ces conditions, on comprend qu’il appartient pleinement à l’expérience proposée au lieu de n’être qu’une addition un peu gadget, comme c’est souvent le cas.

Dans ce mode, on affronte la Comtesse, riche héritière de l’ancien système monarchique qui entend bien se gagner la couronne par la force et la fortune. Au joueur de prouver sa plus grande compétence à faire interagir les citoyens et à faire prospérer son village pour le rendre inattaquable. Avec quelques altérations, les règles et la mise en place sont les mêmes que dans une partie à deux joueurs.

On commence par retirer du jeu les villageois spéciaux, puisqu’ils ajoutaient une interaction qui n’est plus de mise. La route ne comporte plus cinq cartes, mais quatre.

Le matériel inédit, c’est un bouffon que l’on place à côté de la place de son village, la Comtesse qui est l’équivalent ennemi des Compagnons et commence donc le village adverse, et les deux piles face cachée d’événements Été (dont on dévoile la première carte) et Hiver. La Comtesse commence la partie avec une pièce d’or.

Lors de la phase de recrutement, à chaque fois qu’on prend un villageois de la route, on en place un de son choix dans le village de la comtesse, en ignorant les cadenas et chaînes de production, chaque villageois étant indépendant des autres. À la fin de la phase, la Comtesse ne place pas d’or sur les villageois.

Juste après la phase de placement (et donc éventuellement avant la phase de marché), on ajoute une phase événement. On applique alors l’effet des événements visibles avant de les défausser. Ils octroient généralement des avantages considérables à la Comtesse, comme le gain de 2 pièces par symbole nourriture depuis la banque, le gain d’une pièce par symbole or du village du joueur depuis son trésor, le gain de deux pièces par famille différente dans la main du joueur depuis la banque, l’application de deux événements au lieu d’un, la récupération des villageois normalement placés sur une pile quand le joueur souhaite obtenir un villageois commun, une limite de placement restreinte pour le joueur à moins qu’il ne dépense 3 or…

Ces effets sont redoutables, et ceux de l’hiver (que l’on pioche quand la pile été est vide) sont plus douloureux encore, même s’ils laissent heureusement un peu de temps pour construire un début de moteur. Il sera d’autant plus difficile de savoir quand défausser son bouffon pour ignorer l’effet d’un événement…

Une fois les événements résolus, la Comtesse ajoute à son village le premier villageois de la réserve. Si ce villageois a une valeur de 10 or ou plus, on dévoile un événement pour la manche suivante, s’il a une valeur de 1 à 9 or, on en dévoile deux, s’il a une valeur de 0, on en dévoile trois.

Si cela semble trop difficile, un mode débutant permet de ne jamais révéler plus d’un événement, de poser la Comtesse sur la face sans or, et de ne pas jouer avec l’événement hivernal « C’était toi ! » qui impose de jouer le bouffon au cours de cette manche.

Si au contraire le joueur maîtrise si bien les subtilités de Compagnons qu’il triomphe aisément de la Comtesse malgré le hasard, un mode plus avancé propose de révéler deux événements au début de la partie, de jouer sans le bouffon… et d’octroyer d’emblée 10 pièces à son ennemie.

Dans tous les cas, il est nécessaire de posséder plus de pièces après la deuxième phase de marché que la Comtesse pour remporter la partie.

L’adaptation à un joueur est ainsi très fonctionnelle grâce aux cartes événement, qui simulent une intelligence artificielle ne représentant pratiquement aucune contrainte de jeu, contrairement à certaines productions où on peut avoir davantage l’impression désagréable de jouer pour l’autre. La cohérence thématique et la distinction mécanique s’en trouvent aussi accrues : la Comtesse ne joue pas comme nous, elle use de moyens autrement moins loyaux que la synergie naturelle des métiers pour accéder à une richesse plus grande, et on ressent bien l’unicité de ce mode, pratiquement un jeu dans le jeu, quand on a profité de la configuration solitaire et de la configuration multijoueur.

 

 

Compagnons, un jeu pédagogique, dynamique et tactique ?

Compagnons allie des mécaniques de draft, de construction de moteur et de combos avec une efficacité que l’on n’attendrait pas d’un jeu de cartes. Et non seulement cela fonctionne, mais on est régulièrement frustré de devoir stopper le développement de son village pour mettre fin à la partie, alors qu’il n’était vraiment pas évident de pouvoir à si peu de frais partager des sensations de gestion de métiers médiévaux. La judicieuse intégration d’un thème pourtant léger, la parfaite élégance et joliesse des cartes, et la confrontation avec des noms de métiers que l’on n’entend plus tous les jours (haveur, cirier, abatteur, faneur, litier, maquignon) sont bien sûr pour beaucoup dans le charme du jeu, mais son intérêt se trouve tout autant dans sa capacité à limiter l’arbitraire au tirage de la main de départ (peut-être remplaçable par une forme de draft ?), dans son habile interactivité (qui sait ne pas s’avérer trop agressive), dans la fluidité de son déroulement, et dans un mode solo particulièrement convaincant, assez rare dans ce format et très aisé à mettre en place. De quoi souhaiter sincèrement qu’un succès mérité de Compagnons nous donne bientôt droit aux additions bienvenues que sont les extensions du KickStarter !

 

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