Chimère – le jeu survitaminé de création de superbes aberrations
À l’occasion du test de Ma Première Aventure, j’évoquais récemment ma découverte de l’éditeur Game Flow, auquel ce jeu-livre a donné une soudaine notoriété. Enthousiasmé, j’ai décidé de me pencher sur ses deux autres créations, Chimère aujourd’hui et bientôt Affinity. C’est que le thème de Chimère est déjà en soi attrayant : cherchant une mascotte pour son Royaume, un souverain organise un tournoi de magiciens où sera sacré celui qui sera parvenu à créer la plus improbable et pourtant merveilleuse des chimères. Or ce jeu est lui-même comme un porte-étendard de Game Flow, dont il est le premier jeu, conçu par les deux fondateurs, Roméo Hennion (Ma Première Aventure) et Clément Leclercq. Et porte-étendard oblige, les deux auteurs en avaient confié la délicate illustration à Biboun, un nom reconnu pour son talent à donner corps aux univers les plus fantaisistes (Dice Forge, Raids, Professeur Evil et la Citadelle du Temps, Timebomb, Niet…). Voyons donc de quoi ce jeu est fait.
Chimère s’adresse à deux à cinq chiméromanciens de huit ans et plus, pour des tournois d’une trentaine de minutes, et il est disponible pour 21 euros 90.
Préparatifs du tournoi
Une partie de Chimère se déroule en trois années. On commence donc la mise en place en installant le plateau Concours (représentant les quatre saisons) au centre de la table, et en distribuant à chacun quatre plateaux Saison.
Il est ensuite temps de passer aux animaux. Ceux-ci sont découpés en trois parties, la queue, le corps et la tête. On mélange donc séparément les 40 tuiles correspondant à chaque partie – ce qui fait un total de 120 tuiles, assez généreux vu le prix du jeu. Pour des questions d’accessibilité, on peut ensuite placer devant chaque joueur une pile Queue, Corps et Tête plutôt que d’avoir trois piles démesurées et hors de portée au centre de la table. Le dos de ces tuiles représente un mouton, à la fois verbalement (M OU TON) et figurativement (donc queue corps tête), ce qui rend l’identification des parties plus immédiate.
Enfin, on mélange séparément les quinze tuiles Concours Majeurs, les quinze Concours Mineurs et les dix tuiles Prix de la Reine pour constituer trois pioches face cachée.
Au terme de cette mise en place, on constate déjà la joliesse et la lisibilité de l’ensemble, grâce aux nombreux éléments qui occupent la table et à leurs couleurs saisonnières.
L’art de la chiméromancie
Les sciences tératologiques sont obscures et complexes, le tournoi pour en distinguer les meilleurs praticiens est donc divisé en une multitude de concours au terme desquels seul le plus brillant pour proposer ses créations au souverain.
Ainsi, au début de chaque année, on associe une tuile Concours Majeur et une tuile Concours mineur à chacune des quatre saisons sur le plateau central. Cette association aboutit aux noms souvent très amusants des compétitions (Speed Dating/de bouffons, Marathon/de colosses, Banquet/de gros lards, Bras de fer/à mort, etc.), en définit les critères de sélection (agressivité, beauté, poids, protection, vitesse) et le nombre de points de victoire à la clef.
Prenons par exemple le Marathon en costume. La tuile majeure Marathon est jaune avec un éclair (vitesse) et rapportera 5 Points de Victoire (PV) à la meilleure chimère, tandis que la tuile mineur En costume est violette avec un papillon (beauté) et rapportera 2 PV à la deuxième meilleure chimère.
Pour répondre à ces critères, il faut donc créer une chimère, ce qui se fait en trois temps.
Pendant le temps de la recherche, les joueurs puisent simultanément dans leurs pioches et dans celles de leurs adversaires. Si une tuile plaît à un joueur, il la pose sur un emplacement d’un de ses quatre plateaux, si elle ne lui plaît pas, il la pose sur le plateau d’un adversaire. Il ne peut piocher de tuiles d’une partie d’animal que si au moins l’un des quatre emplacements (un par plateau de Saison) réservés à cette partie est encore disponible, ce qui l’empêche de piocher dans le seul but d’embêter ses adversaires. Il ne peut en outre piocher qu’une tuile à la fois, et quand elle est placée, elle n’est pas amovible ou supprimable. Autrement dit, les chiméromanciens ont tout intérêt à trouver très vite des tuiles qui leur plaisent pour combler leurs 12 emplacements et éviter les tuiles trop défavorables de leurs adversaires. Le temps de la recherche s’achève quand tous les joueurs ont complété tous leurs emplacements.
Chacune des parties provient d’un animal (lion, caméléon, cigale, mammouth, requin, scorpion…), et chacune de ces tuiles a donc des caractéristiques de cet animal, représentées par un ou plusieurs symboles agressivité, beauté, poids, protection et vitesse. Un Rhin/am/rier aura ainsi quatre points de poids, deux points d’agressivité, un point de beauté et un point de vitesse.
Le temps de la création ne dure que trente secondes (la boîte contient un sablier), durant lesquelles on peut échanger les parties entre ses différents plateaux, à condition qu’une chimère soit toujours composée de parties de trois animaux différents (ce que le nom, la couleur et le dessin devraient rendre assez évident pour qu’on ne perde pas de temps). L’objectif est donc de faire correspondre la chimère de chaque saison aux critères du concours de la saison correspondante. Si le Marathon en costume était le concours du printemps, il faut façonner sur son plateau Printemps un animal cumulant le plus grand nombre possible de symboles éclair et papillon (donc le plus rapide et le plus beau).
Dès qu’un magicien juge qu’il ne peut faire mieux que les quatre chimères qu’il vient de constituer, il attend la fin du sablier et le place devant lui, s’octroyant le titre de Champion du peuple. Il retourne alors le sablier et accorde 30 secondes de plus à ses adversaires, pendant lesquelles il n’a lui-même le droit de piocher au hasard qu’une tuile Prix de la reine pour la placer sur l’une de ses quatre chimères. Cela déclenchera plus tard l’élection du Prix de la Reine pendant la saison de la chimère choisie, et selon le critère défini par la tuile : chimère ridicule, utile, répugnante…
Arrive enfin le temps de la compétition. Pour chaque saison, on regarde quelles sont les deux chimères qui correspondent le mieux aux critères du concours saisonnier par l’addition des symboles demandés. Si une chimère est composé de deux parties du même animal, l’une des deux est retournée sur son côté Mouton, et ne rapportera donc plus aucun point, affaiblissant la Chimère. La meilleure récompense son propriétaire de la tuile Concours Majeur, la deuxième de la tuile Concours Mineur, ces tuiles étant placées face cachée devant les lauréats. En cas d’égalité, il faut que la chimère possède le plus d’attributs du critère majeur, et en cas de nouvelle égalité, le Champion du peuple départage les rivaux.
Une règle avancée ajoute les dons extraordinaires : certaines tuiles possèdent des symboles particuliers, mignon, effrayant, volant, velu, camouflé, de la même couleur que les cinq spécificités des chimères. Si sa chimère possède un don extraordinaire, mais pas la particularité de la même couleur, on estime que le don est réussi, et cela ajoute un point au Critère majeur du concours. Cela peut paraître complexe, mais la règle est en fait toute simple : imaginons une queue de libellule portant le symbole bleu volant. Si aucune autre partie de la chimère ne porte le symbole bleu poids, la chimère pourra effectivement voler, ce qui lui octroie un bonus.
Et à la fin de l’année, on attribue le Prix de la Reine. Pour cela, on regarde le critère de sélection de la tuile piochée par le Champion du peuple, et on compare les chimères de cette saison de chaque joueur, avec la possibilité de défendre oralement sa création. Enfin, tous désignent en même temps une autre chimère que la leur, celle qui correspond le mieux au critère défini, et dont le propriétaire reçoit des points supplémentaires. En cas d’égalité, c’est à nouveau le Champion du peuple qui départage, ce qui fait tout le sel de cette fonction, malgré le renoncement à un second sablier qu’il impose.
On mélange ensuite les chimères aux pioches et on recommence une année.
À la fin de la troisième année a lieu le temps des faveurs, où l’on additionne les points de toutes les tuiles pour désigner le Magicien royal. En cas d’égalité, il faut avoir gagné le plus de prix de la Reine, et en cas de nouvelle égalité, avoir gagné plus de concours que les autres.
La partie à deux joueurs se déroule de la même manière, à cette exception près que l’on installe deux plateaux Saison neutres. Pendant le temps de la recherche, il faut donc également compléter ces deux plateaux en s’y débarrassant des tuiles qui ne nous intéressent pas, et si l’une de ces chimères neutres remporte un concours (ce qui est tout de même rarissime, en tout cas cela ne m’est jamais arrivé), la tuile Concours correspondante est défaussée.
Chimère, hybride monstrueux ?
Ce qui peut décontenancer de premier abord, c’est que le jeu semble se vendre sur sa dimension stratégique, sur son sérieux, alors qu’il s’avère très vite plus jeu d’ambiance que jeu profondément tactique. Il faut dissiper le malentendu pour apprécier pleinement son hybridité mécanique, faisant appel à l’interaction, l’observation, la rapidité, la majorité, le puzzle et même l’éloquence, tout cela avec une certaine dose de hasard. Notons que si la phase du Prix de la Reine peut sembler trop légère ou ne pas fonctionner (on a souvent tendance à donner le point au joueur qui en a le moins et représente la moins grande menace), rien n’empêche de la supprimer pour ne se concentrer que sur l’élaboration de chimères absurdes dans leur cohérence.
Par ailleurs, ce n’est qu’une fois les mécaniques maîtrisées (après une partie ou deux) que l’on parvient à maîtriser une part de hasard, pour un jeu moins chaotique qu’il ne pouvait d’abord le sembler, notamment parce qu’on fait plus attention à la manière de compléter ses plateaux et que l’on se protège ainsi plus vite des attaques des adversaires. Plutôt que de voir Chimère comme un jeu tactique léger, il faut à mon avis le percevoir comme un jeu d’ambiance tactique, puisqu’il est assez rare qu’une création aussi interactive, chronométrée et survitaminée fasse appel à une telle réflexion – un peu comme Cosmic Factory tiens. Je n’ai personnellement qu’un regret, qu’il soit si difficile de fermer la boîte une fois tout le matériel rangé, mais ce regret n’est possible que parce que la boîte est justement très remplie, avec un matériel joli et de qualité, et tout cela pour à peine plus de vingt euros ! Plutôt que de faire de ce regret un reproche, on pourrait inviter d’autres éditeurs à en prendre de la graine !