La guerre est le père (et la mère) de tous les jeux vidéo – partie 2

Je vous encourage à lire la première partie disponible ici.

Après avoir brièvement expliqué l’origine du titre de mon article, hommage au fragment d’Héraclite : « la guerre est le père de toutes choses », j’ai souhaité revenir sur l’importance à accorder au jeu vidéo, entité tout à faite pertinente pour comprendre les enjeux de nos sociétés. Je concluais en affirmant que : « le virtuel, et bien sûr le jeu vidéo, nous instruit aussi bien que la lecture d’un Zola, défenseur du réel comme explicateur de la société. Prenons un exemple concret, peut-être le plus expressif : Grand Theft Auto comme portrait des États-Unis – on frôle l’indécence tant il est parlant – et du libéralisme comme ciment politique (et philosophique ?) de l’Occident. »

 

Grand Theft Auto

Grand Theft Auto, portrait millionnaire des États-Unis

 

GTA n’est pas une licence anecdotique. Saluée par les critiques, adoptée par des millions de joueurs, elle pèse lourd dans l’imaginaire vidéoludique. Quintessence du monde ouvert et savant mélange, mesure juste, entre jouabilité et narration. L’un n’opprime pas l’autre, les deux s’harmonisent et se servent mutuellement ; tout est presque possible dans l’univers de Grand Theft Auto, pourtant l’histoire n’en pâtit pas, celle-ci est brillamment cadenassée et sa linéarité tranche avec ces instants de libertés rendus possibles par la permissivité du gameplay et des environnements. Deux jeux en un donc. Deux jeux qui nourrissent une peinture radicale des États-Unis : par le prisme de truands, ennemis de la vertu, prêts aux pires atrocités pour réussir ce qu’ils entreprennent. L’american way of life, l’american dream et le struggle for life, voilà quelques leitmotivs posés comme des mantras. La quête du rêve américain suppose un combat pour la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Vie, liberté et bonheur érigés comme les étendards d’une manière de vivre à l’américaine, principes inaliénables et dictés par la sacro-sainte déclaration d’indépendance.

Les différents héros de Grand Theft Auto sont des combattants qui veulent croire au libéralisme, économique et politique : chaque être humain possède des droits fondamentaux et doit se battre pour les défendre, quitte à écraser (souvent au sens littéral) ses opposants. Niko Bellic est un européen qui s’adapte assez rapidement à cette loi de la jungle : triomphe le plus fort, triomphe celui qui tue pour ne pas être tué. Puis, en 2014, les trois protagonistes de Grand Theft Auto V soufflent un vent acerbe : un criminel, Trevor, un braqueur repenti, Michael et un gangster en devenir, Franklin, trois regards sur les États-Unis ; un jeune noir dont la condition sociale (et la couleur de peau) l’empêchent de se réaliser, un ancien militaire abandonné par le pays qu’il a juré de défendre et un père de famille incapable de clore son passé. Trois visages très humains à qui l’Amérique ne peut offrir que du rêve et des illusions, trois visages qui décident de se (re)-construire dans le sang et l’argent sale parce que le réalisme étasunien ne peut offrir que cela. Il faut donc questionner le libéralisme, interrogations dont se saisissent les GTA : jusqu’où peut aller la liberté et le droit d’entreprendre, jusqu’où doit aller notre recherche du bonheur ? le meurtre et le vice sont, semble-t-il, les seuls réponses viables dans une Amérique qui n’a plus grand-chose à donner à ses enfants légitimes, Trevor, Michael, Franklin, et illégitimes, un immigré comme Niko Bellic, la Statue de l’Hilarité (symbole de Liberty City) remplaçant fort à propos celle de la Liberté. Une satire sociale qui donne au rêve américain un arrière-goût de balles chemisées et de chevrotine.

 

Les personnages principaux de la série GTA

 

Grand Theft Auto ne donne à voir rien d’autre que ce combat éternel pour devenir soi-même, dans l’écrasement de l’Autre, soit un allié le temps d’un intérêt commun, soit un ennemi. Les États-Unis ne connaissent pas (encore ?) la politique de neutralité si chère à la Suisse ; nous devons être nécessairement à leurs côtés sinon nous sommes nécessairement contre eux. Quand Jacques Chirac exclut d’engager l’armée française en Irak, les conséquences seront désastreuses, comme l’explique Philippe Bas, ancien conseiller d’État auprès de l’ancien Président, dans son livre Avec Chirac. Les patrons du CAC 40 et certains politiques agitent le spectre du chômage de masse si la France refuse de se ranger du côté des États-Unis et ne participe pas activement à la « bien-nommée » opération Iraqi Freedom (qui à l’origine s’appelait Operation Iraqi Liberation ce qui donne OIL, pétrole donc, et ne faisait pas très sérieux…). Finalement, le Président de la République ne cède pas face aux pressions internes, Nicolas Sarkozy en tête, et externes, Colin Powell agitant un tube supposément rempli d’anthrax devant les regards médusés de tous les membres éminents de l’ONU.

GTA IV met en scène une violence nécessaire, cette impossibilité de se réaliser autrement que dans la mise à mort d’autrui, l’Autre étant sans cesse un adversaire et un obstacle à votre ascension. Le dernier opus rompt avec ce leitmotiv sanglant : il met en scène trois personnages dans des séquences où la coopération est de mise, des braquages de banques où le joueur incarne tour à tour chaque protagoniste. Néanmoins, si la forme évolue, le fond et le propos sous-jacent restent les mêmes : pour réussir, il faut casser des gueules.

Finalement, le succès d’une licence comme GTA semble reposer principalement sur deux assets : la famille, par extension le drame familial, et un portrait criant de la mafia, riche de fantasmes et de stéréotypes. Histoire de violence, de crises et rapports de force, le tout mâtiné d’une satire de l’Amérique, de la collecte des données, enjeu éthique (et politique) à l’heure de PRISM et du FISA Amendments Act gérés par la toute-puissante NSA. Big Brother is watching you : comparaison certes éculée mais donnant à voir une Amérique difforme où la surveillance de masse n’a pas l’apparence trop connotée de 1984 mais celle de réseaux sociaux cools et tendances. Toutefois, il peut paraître paradoxal que cette critique des États-Unis, in extenso du capitalisme, soit promue par l’un des studios les plus puissants de l’écosystème vidéoludique ; GTA est un blockbuster, un triple A, l’un des jeux vidéo les plus vendus et certainement le plus rentable, qui construit son succès sur une condamnation franche de ce que fondamentalement il est ; une schizophrénie tout étatsunienne qui fait de la contre-culture, de l’anticonformisme et de l’antiaméricanisme une source de revenue. Le Che sur des tee-shirts made in China vendus par Amazon à des Européens en mal de révolution. Le capitalisme a cette capacité à tout ingurgiter, à tout marketer, à tout promotionner. Pourvu que le revenu brut dépasse le budget estimé.

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Bully, portrait d’un enfant maudit

Néanmoins, Grand Theft Auto n’est pas le seul jeu du studio Rockstar à réfléchir une dimension sociale et politique, une autre œuvre plus secondaire le fait aussi : Canis Canem Edit ou Bully en Amérique du Nord sorti en 2006 sur Playstation 2 puis porté sur Wii, Xbox 360 et Windows en 2008. Globalement, les critiques sont unanimes pour souligner aussi bien l’originalité de l’histoire : un jeune adolescent, Jimmy Hopkins, renvoyé de plusieurs écoles est placé dans un établissement privé de la Nouvelle-Angleterre, la Bullworth Academy ; un gameplay bien maîtrisé, une certaine liberté d’action et une direction artistique charmante. Si Bully ne casse pas les codes vidéoludiques il impressionne par son discours engagé et par cette impression qu’il raconte l’enfance des anti-héros de GTA. Plus que cela, il ancre la question de la violence dans un contexte original, la cruauté et les excès d’une cour de récréation. Une guerre des gangs aux traits poupins.

Dès lors, Rockstar enracine son portrait de l’Amérique dans un autre temps : celui de l’adolescence où savoir user de ses poings peut vous empêcher de devenir le martyr de l’école. C’est tout le système éducatif que critiquent les scénaristes du jeu, censé œuvrer pour le bien commun et devant donner l’habitude (l’habitus aristotélicienne) de la vertu. Dès l’Antiquité, Aristote introduit un concept très mécanique, résumons-le ainsi : plus nous réalisons d’actions bonnes, sous-entendu plus nous prenons l’habitude d’en faire, plus nous en ferons. L’école, et plus largement l’éducation, doit nous apprendre les fondements de la vertu et nous enjoint à être vertueux tout au long de notre vie ; élevé dans le juste l’adulte devient son héraut et peut à son tour transmettre le sens de l’équité et de la morale à ses propres enfants. Dans Canis Canem Edit, les développeurs font un état des lieux du système scolaire américain : aussi bien son incapacité à servir de moteur social que son rôle dans l’accroissement des injustices marquées par une inégalité des chances qui nourrit les penchants vicieux de l’être humain. Bref, un tableau noir suspendu dans une pièce macabre.

Plus qu’une œuvre sur l’adolescence et le harcèlement scolaire, Bully interroge l’Amérique, chaque protagoniste est une allégorie, une déviance créée par l’enfant maudit du capitalisme. Canis Canem edit, littéralement  « le chien mange le chien » soit « l’Homme est un loup pour l’Homme » dit la lutte des classes, les bien-nés contre les déjà-pauvres, une pyramide de Maslow décidément difficile à escalader. Si le gameplay de Bully le range dans la catégorie des vieux jeux (certains mécanismes sont clairement usés) son idéologie est encore pertinente. Ainsi, cette étoile peu connue de la galaxie Rockstar nous raconte un autre versant des États-Unis. Néanmoins, là où les anti-héros de GTA se complaisent dans cette vie furieuse, Jimmy Hopkins cherche à rompre avec cette spirale de violence, apparaissant finalement comme un idéaliste. Un idéaliste qui frappe et cogne fort ; de sa discorde doit naitre la concorde.

 

Héraclite

 

De toutes, le roi

Les jeux vidéo sont-ils bellicistes ? Nous pourrions le croire tant la guerre et le conflit sont omniprésents. Devenir le meilleur impose d’écraser ceux qui prétendaient l’être. Regarder le trône, le conquérir et se battre pour le garder. Les productions vidéoludiques racontent cette histoire-là : un voyage en dépit de l’Autre. Struggle for virtual life. Cependant, la citation d’Héraclite en frontispice de notre article « la guerre est le père de toutes choses », doit être surtout comprise comme principe de mouvement ; le conflit est créateur de vie, fondateur d’harmonie, permettant la confrontation et l’ajustement des contraires. Aucun Homme ne peut se construire dans l’immobilisme « ce monde, le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l’a fait, mais toujours il a été, il est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure ». Les jeux vidéo entérinent cette tension nécessaire et l’acte de mouvement lui-même sédimente notre médium ; aucune œuvre ne se donne dans le statisme du héros, il se meut dans le décor, dans les univers et s’il devient statique c’est généralement pour signifier son trépas. Toutes les productions vidéoludiques ne récitent pas une partition guerrière mais toutes se construisent dans un mouvement, soit des personnages soit de l’environnement. Les héros changent : ils affrontent des épreuves, combattent des monstres, contournent des obstacles, résolvent des énigmes, car toutes lui (nous ?) promettent le changement, cette métamorphose déjà invoquée par Ovide. Les jeux vidéo racontent nos élans et nos transformations : ce héros que nous sommes dans le temps et l’espace du jeu, celui qui se bat pour lui, pour les autres ou pour l’humanité.

« Rien n’est permanent, sauf le changement ».