La guerre est le père (et la mère) de tous les jeux vidéo

Première partie.

 

Pourquoi une première partie ? Car je conçois qu’un article trop long peut être indigeste : lire sur un écran de smartphone ou d’ordinateur est une gageure pour beaucoup d’entre nous et quand la barre de défilement n’en finit pas de descendre, on perd patience, on s’arrête et on se promet qu’on lira la suite plus tard. Afin lutter contre notre procrastination, l’article sera divisé en deux parties.

En voici la première.

 

1+1 = 3

Sous le titre de notre article se cache certainement l’une des plus belles, et puissantes, citations d’Héraclite : « la guerre est le père de toutes choses, de toutes le roi ; et les uns, elle les porte à la lumière comme dieux, les autres comme hommes ; les uns elle les fait esclaves, les autres, libres ». Une autre traduction existe : « le combat est le père de toutes choses ». Une autre encore : « le conflit est le père de toutes choses ». Enfin, certains traducteurs se contentent d’un « Polemos est le père de toutes choses ». Les versions diffèrent car la pensée d’Héraclite, dit « l’Obscur », peut paraître, à raison, amphigourique ; incompréhensible donc. Il ne nous reste que des fragments, des aphorismes, disséminés çà et là, des raisonnements profonds « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » qu’on lira sans comprendre, mais en supposant la profondeur qui s’en dégage. De nombreuses traductions existent, multipliant les interprétations, les suppositions et les jugements. « Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant en mesure, et s’éteignant en mesure ». Héraclite pensait le feu comme la force originelle, la force de tout, la mobilité et l’harmonie des contraires : le temps passe comme un fleuve, le monde se construit sur une duologie que sont le chaud et le froid, l’été et l’hiver, la paix et la guerre, le bien et le mal.

 

citation Héraclite

 

Cependant, ce serait une erreur de résumer la pensée d’Héraclite d’Éphèse à un simple manichéisme. Lui considère que les contraires s’attirent : l’un par l’autre, l’un vers l’autre, l’un dans l’autre. L’un grâce à l’autre. S’il y a opposition, c’est une opposition respectueuse comme deux athlètes qui savent chacun ce que l’autre vaut, jamais une simple joute où le meilleur triomphera ; c’est l’harmonie des opposants qui crée le spectacle, cette bonne discorde qui doit enfanter de quelque chose de plus grand et de plus haut que la simple addition des deux ; 1+1 fait donc 3. Le feu, enfin, chez Héraclite, se donne comme puissance organisatrice du monde donnant à tout les choses la forme d’une belle et brillante construction.

Si l’Éphésien n’a pas connu le jeu vidéo, quoique…les Anciens sont plein de surprises, il savait combien le jeu est à l’essence de l’Homme, combien jouer est fondateur pour l’enfant. Autant que pour l’adulte. Si notre société contemporaine le rejette dans la puérilité que constituent les premiers âges de la vie, la pensée grecque le pense comme le ciment d’une existence bien remplie. Bien remplie de jeu donc. « Le temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions ; la royauté d’un enfant ». Notre modernité a bien différencié le temps du divertissement, de l’amusement, dorénavant synonyme de jeu, et le temps du travail ; un temps pour se détendre, un temps pour s’accomplir car si l’Homme doit être, si l’Homme doit se faire, ce sera dans le labeur, dans l’action de faire et de produire. Faire pour devenir quelqu’un. Produire et consommer pour se construire.

Et le jeu, dès lors, n’a plus sa place, le jeu est relégué, écarté et banni. Car jouer c’est ne pas être soi, c’est être quelqu’un d’autre dans un temps et dans un espace qui n’est pas le réel. Avouons-le, nous faisons des actes répréhensibles quand on joue : on tue, on dégomme et on n’enterre même pas les corps. On triche au Monopoly, on dilapide son argent dans des hôtels sur Rue de la Paix, on fait de la prison et on repasse, ad vitam aeternam, par la case départ. Rien qu’on ne ferait dans la vie, rien que ne permet le travail. La société est ainsi faite : on a banni le travail des enfants, on a banni le jeu des adultes. Si le premier acte est vénérable, l’autre est bien contestable. Ne pas jouer c’est mourir un peu, « l’enfant qui ne joue pas n’est pas un enfant, mais l’homme qui ne joue pas a perdu à jamais l’enfant qui vivait en lui et qui lui manquera beaucoup » selon Pablo Neruda. Platon, lui-même, considérait l’Homme comme « le jouet du dieu », encore ce jeu qui, puisque les Dieux sont faits à l’image des humains, nous touche nécessairement.

 

Life is strange tempête

 

 

Ceci n’est pas un jeu

Si l’on dépasse cette distinction tranchée entre ludique et sérieux on choisit alors de se réapproprier le jeu comme objet de réflexion, non plus uniquement comme un moment de divertissement et échappatoire du réel. Bien sûr, nous nous extrayons de la réalité pour l’irréel, nous quittons notre chambre, notre salon, pour des épopées dans Bordeciel, pour des cavalcades furieuses dans Red Dead Redemption, ou des flashback poignants dans Life is strange. On pourrait sciemment penser qu’en basculant dans l’un nous ne sommes plus dans l’autre, et réciproquement sans doute ; on se contenterait donc d’opposer réel et irréel en deux entités bien distinctes. C’est rassurant et simplifiant. Soit. Pourtant, le monde, et tous ceux qui le constituent, ne sont jamais simplement deux, jamais simplement doubles.

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George Bush Axe du Mal

 

Les arts entérinent parfois cette construction bipolaire : d’un côté est le Bien, d’un côté est le Mal et quand George W. Bush, au lendemain du 11 septembre, déclare la guerre à l’Axe du Mal, il décolore la politique d’une nuance de gris. Quand, quelques heures après les attentats de Paris, (et de Nice quand j’y pense) on jette en pâture tous les musulmans de France, certains médias renouent avec la simplification ; sans vouloir faire « le père la morale », ce n’est pas l’objectif de mon propos, nous devons convenir que la simplicité a bien des avantages et que certains esprits s’en contentent. Rien ne va dans des cases et, avec un peu de force mâtinée de subtilité, un carré peut tout à fait rentrer dans un rond.

Tout cela pour dire que réel et irréel communiquent entre eux, ce qu’avait bien compris Platon qui décide, dans la République, de jeter les poètes hors de la Cité. À mort les mythes, les fables, les contes et maintenant les fictions, qui peuvent polluer l’esprit des plus jeunes ; ne sont tolérées que quelques histoires homologuées qui serviront à la bonne éducation. Aujourd’hui, la donne a changé : les fictions sont tolérées, quoique largement régentées par la Morale en vu du bien commun, mais ne servent plus à l’éducation. Elles sont un amusement, un passe-temps.

Bref, à la mise à mort des mythes nous avons préféré leur mise au placard ; nous n’y gagnons rien, nous y perdons beaucoup. Les hommes politiques de l’Antiquité pouvaient tout à fait se servir d’un récit mythique pour légiférer, d’une poésie d’Hésiode pour convaincre et persuader ; verra-t-on demain Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen ou Laurent Wauquiez (même s’il compare les Républicains aux rebelles de Star Wars) citer une fiction pour expliquer les problèmes de la France, le chômage, le racisme ou les violences faites aux femmes ? Question rhétorique.

Ne soyons pas dupe : personne ne prendrait au sérieux un homme d’État s’il se mettait à parler de jeux vidéo, il se contentera de dire que c’est au mieux une passion, au pire le nouveau fléau de l’humanité. Bref, peu de chances, ou de risques selon le point de vue, de voir la politique interroger la fiction, comme l’Antiquité le professait ; toutefois, le cheminement inverse existe toujours, les œuvres vidéoludiques ou autres, n’ont de cesse de s’abreuver à la fontaine du réel.

Si la France, héritière très zélée d’une pensée platonicienne et cartésienne, s’illustre par le rejet catégorique du jeu dans la sphère à la fois du divertissement et de l’enfantillage, les pays anglo-saxons restent plus mesurés et les œuvres produites moins genrées. La prolifération des comics aux États-Unis et leurs nombreuses adaptations au cinéma à destination d’un public très large, non pas uniquement les enfants donc, ainsi que le double niveau de lecture des films d’animation étayent clairement cette idée qu’une œuvre se comprend comme étant protéiforme.

A contrario, le genre du fantastique ou de l’heroic-fantasy sont pratiquement inexistants dans l’Hexagone puisque l’imaginaire, l’imagination en tant qu’irréel opposable à la raison, est blacklisté au profit des thrillers, œuvres raisonnées et raisonnables. Il est, par exemple, tout à fait certain que l’autrice d’Harry Potter n’aurait pu faire fortune dans notre pays qui aurait tout de suite destiné ses romans à un public jeune, alors qu’en Angleterre parents et enfants les ont dévorés à l’unisson. Je caricature, sans doute, et la France tient aussi sa richesse littéraire de ce cartésianisme qui a produit des œuvres que le monde entier nous envie. À raison.

Cependant, le 21e siècle se construit dans une implosion des genres, dans l’idée qu’une case est une prison, aussi dorée soit-elle. La pensée humaine et humaniste, c’est-à-dire tournée vers l’Homme, ne peut plus se contenter d’une simple grille de lecture à apposer partout pour tout comprendre ; l’imaginaire n’est pas l’ennemi de la raison et la raison n’est pas la seule manière de comprendre le monde. Le virtuel, et bien sûr le jeu vidéo, nous instruit aussi bien que la lecture d’un Zola, défenseur du réel comme explicateur de la société. Prenons un exemple concret, peut-être le plus expressif : Grand Theft Auto comme portrait des États-Unis – on frôle l’indécence tant il est parlant – et du libéralisme comme ciment politique (et philosophique ?) de l’Occident.

Suite et fin dans la seconde partie.

 

Grand Theft Auto 5