Dictature des Dieux : les super-héros sont-ils fascistes ?

 

Bonjour et bienvenue dans Dictature des Dieux, la chronique comics de Cleek/VonGuru, dans laquelle, après avoir étudié plusieurs œuvres présentant la prise du pouvoir politique par Superman (à la Maison blanche, roi du monde, dictateur de l’Union Soviétique), nous cherchons à tirer les conséquences théoriques de ces analyses en définissant le super-héros. Un premier article consacré au sujet débouchait sur l’hypothèse que le « fascisme » était peut-être une caractéristique essentielle du super-héros, et donc l’un des éléments de définition les plus déterminants. Est-ce qu’un mot aussi chargé de sens peut réellement être associé à quelque chose d’aussi innocent que les bandes dessinées de héros en cape et en collants ? Que cela vous fasse tiquer ou que vous soyez désormais habitués à entendre dire que les super-héros sont fascistes, donnez nous votre avis sur la question en fonction de votre adhésion aux pistes qui vont être explorées ici !

 

Le super-héros, du démocrate au fasciste ?

 

A priori, l’affirmation que le super-héros est fasciste paraît ridicule, et bêtement provocatrice : on connaît tous ces héros, et on sait tous que, sauf rares exceptions bien sûr, Spider-Man, Captain America et même le Punisher ou Batman n’ont jamais été que de fidèles serviteurs de la démocratie. Après tout, en mettant fin aux actes criminels, ils maintiennent l’ordre aux États-Unis, pays notoirement républicain depuis 1776 (soit avant même la Révolution française). Plus encore, en s’attaquant à la corruption des polices, aux sombres magouilles des politiciens et aux menaces pesant sur le monde de la Justice, ils s’assurent directement que le pouvoir en place ne sera pas ébranlé par les ennemis de la démocratie, dont certains super-vilains sont de célèbres avatars, comme le Joker, agent du chaos le plus pur, ou le très politisé Anarky.

 

 

Cette idée d’une harmonie parfaite entre super-héros et pouvoir en place a pu être remise en cause par Batman v Superman, où la brutalité de l’homme chauve-souris va clairement à l’encontre de la morale policière, ou Captain America : Civil War, quand les meilleurs doivent refuser de se soumettre à l’État pour faire triompher la justice. A fortiori ceux qui ont lu quelques comics (ou les articles précédents de la chronique) savent-ils que les super-héros contemporains sont souvent un peu moins respectueux de la loi et moins avocats du pacifisme que l’image qu’on peut en avoir.

La réponse se trouverait simplement dans une fracture : jusqu’à une certaine époque (mettons 1986), super-héros et forces de l’ordre auraient lutté main dans la main, se faisant des blagues et partageant des informations au grand jour, tandis qu’aujourd’hui leur hyper-violence et leur refus de l’autorité permettrait de les qualifier de « fascistes  ».

Cette division n’est pas seulement naïve : elle est contraire à la vérité, même si le gommage volontaire (et mercantile) des aspérités des super-héros et la recrudescence de leurs pratiques peu consensuelles dans les 30 dernières années biaisent naturellement notre point de vue.

 

Quand on voit cette image, on sait qu’on est dans un univers alternatif et qu’il ne s’agit pas de notre Superman… non ?

 

Comme nous l’avions précisé dans notre dernier article, la quasi-totalité des super-héros dissimulent leur identité pour pratiquer la justice. Est-il utile de rappeler que ce phénomène, appelé le « vigilantisme » (le fait de rendre justice par soi-même), est absolument illégal ? Je ne parle même pas du fait d’exercer une violence vis-à-vis des criminels, et de leur extorquer des informations cruciales pour la sûreté publique par la menace physique ou le chantage : aller à la recherche du crime suffit à faire du super-héros un criminel, à plus forte raison s’il le fait de manière déguisée. Il refuse ainsi de reconnaître la légitimité des forces de police pourtant seules agréées par la loi, et donc le gouvernement démocratique, au point d’arborer carrément une identité qui n’existe pas dans les registres civils, échappant donc aux contrôles les plus élémentaires.

Et ces pratiques ne sont pas postérieures à la publication de Watchmen ou de The Dark Knight Returns : elles ont toujours été définitoires du super-héros, au point que la fameuse « règle d’or » qui interdirait au super-héros de prendre des vies s’est imposée bien après la création de Superman (1938) et Batman (1939), qui dans sa première aventure ne tue pas, mais se soucie peu de sauver les criminels qui l’entourent.

 

Fasciste, fasciste… tout de suite les gros mots !

 

Que le super-héroïsme soit dans son essence assez peu démocratique est évident, mais le qualificatif de « fasciste » mérite d’être creusé. Rappelons que depuis quelques années, il émaille le net, et Joss Whedon lui-même, pourtant réalisateur des deux premiers Avengers, et scénariste notamment de comics X-Men, a affirmé que « les histoires super-héroïques sont fascistes, dans une certaine mesure. ». Alors, effet de mode pour paraître malin en société à une époque où parler en mal des super-héros permet d’afficher une posture intello face à la culture mainstream, ou critique justifiée de la confiance mal placée que nous avons envers nos icônes de papier ?

On serait tenté de répondre que les premier super-héros ont été créés par des fils d’immigrés juifs aux débuts de la Seconde guerre mondiale, et ont peut-être ainsi même joué leur petit rôle, en infléchissant l’imaginaire collectif (Captain America frappant Hitler sur une couverture de 1940 !), dans l’implication américaine au côté des résistants à l’invasion nazie. Comment leurs héros pourraient-ils être fascistes et s’opposer si clairement au fascisme ? On ne peut cependant pas comprendre le fascisme en le résumant aux phénomènes mussolinien et nazi, en le sur-historicisant, sans quoi on le réduit à un phénomène factuel et passé, plutôt que de le voir comme une idéologie à part entière, encore possible et dont les traces peuvent être trouvées même dans nos régimes les plus ouvertement démocratiques.

 

 

Rapide définition du fascisme

 

Le fascisme est une idéologie politique et morale qui consacre la force comme principe essentiel de la vie citoyenne et de l’ordre cosmique : celui qui est fort physiquement, dans ses idées et dans sa volonté en est le représentant idéal. Corollairement, tout ce qui est établi comme fondamentalement inférieur doit être détruit ou socialement soumis à ceux qui représentent cet idéal, et cela concerne aussi bien les « physiques faibles » (handicaps, pratiques sexuelles divergentes manifestant un désordre mental…), les « croyances faibles » (superstitions, religions de l’amour) que les politiques faibles.

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Ainsi le peuple démocrate est-il considéré comme participant de la vie politique alors qu’il est rarement compétent dans les domaines dans lesquels on lui demande de prendre des décisions, et ainsi comme soumis à l’opinion, changeant, et naturellement trop nombreux, exigeant de nombreuses concessions pour la satisfaction d’une simple majorité, de surcroît temporaire.

Au contraire, le fascisme est incarné par une personnalité forte, concrète, qui a la confiance absolue du peuple et donc des pouvoirs illimités pour mettre en oeuvre son projet de grandir la nation et de le sauvegarder par la violence des menaces intérieures comme extérieures, par la guerre et l’oppression, comme par l’éducation idéologiquement orientée vers la promotion de cet idéal hyper-viriliste et le culte de la personnalité.

 

Une définition théorique de l’idéologie fasciste peut-elle réellement être appliquée au super-héros ?

 

Or le super-héros se méfie par définition de la démocratie. L’identité secrète permet avant tout au héros de ne pas avoir à rendre des comptes : il n’obéit à personne, ne remplit pas de paperasse, ne peut pas être menacé professionnellement, bref combat le crime quand et comme il l’entend. Il représente ainsi le fantasme classique du citoyen allergique à l’administratif, rêvant d’autonomie sans se soucier de ce qu’il se passerait si tout le monde exauçait ce rêve. Même si le super-héros est représenté dans une tradition du comics comme allié des forces de police, il agit en rival, possédant ses propres sources d’information et refusant de les partager, de peur que la bureaucratie ne nuise à son travail, soit parce que ces informations pourraient filtrer (lieu commun de la corruption gouvernementale), soit parce que les démarches d’information et de légalisation de la procédure prennent du temps (lieu commun de l’inefficacité administrative), soit parce que les agents eux-mêmes pourraient compromettre l’opération (lieu commun de la supériorité de l’homme seul sur le nombre et de l’incompétence étatique). Avant comme après 1986, le fait seul que le super-héros soit un super-héros manifeste ainsi une méfiance souterraine de la démocratie.

Plus grave encore, agissant comme il le souhaite, c’est lui qui définit ses cibles, certes par rapport à ses priorités, mais surtout à sa propre conception du Bien. Naturellement le problème ne se posait pas tant qu’il se contentait d’arrêter les pilleurs de banque, mais dès lors qu’il doit faire des choix moraux (par exemple décider d’accorder ou non une deuxième chance à un malfaiteur, décider d’attendre avant de démanteler une organisation pour avoir plus d’informations, quitte à la laisser commettre des actes répréhensibles, décider de s’attaquer ou non aux mensonges ou aux crimes d’organismes gouvernementaux…), il lui est impossible d’être consensuel. Il poursuit sa propre morale, faillible comme celle de chacun d’entre nous, et découlant de son éducation, de ses expériences, bref de déterminismes qui ne le placent pas au-dessus des autres citoyens et pourtant, en s’appuyant sur un apparent soutien populaire, il s’accorde des pouvoirs qui le distinguent.

Morale forte érigée en modèle et placée au-dessus de celle de la masse, importance de l’image dégagée pour s’assurer l’adhésion populaire, indépendance des structures officielles dans une action sociale directe, ne passant par par les biais prévus par le système pour l’expression citoyenne (le super-héros ne vote pas, sauf éventuellement sous son identité civile), sans compter la promotion de la force comme instrument de résolution des conflits… autant d’éléments qui évoquent bien autre chose que notre idéal démocratique !

Tous les pouvoirs ou les outils permettant la détection de la criminalité sont enfin autant d’infractions à la privauté citoyenne. Le fait que la plupart des comics simplifient les menaces en les cantonnant à des braquages de rue (donc évidents) ou des réunions de la pègre dans des refuges secrets n’atténue pas pour autant ce que représente le super-héros, et l’idéal social qu’il incarne par rapport à notre société plus complexe : un modèle sécuritaire trouvant son efficacité dans le refus de notre liberté fondamentale à l’intimité. L’action du super-héros reste naturellement superficielle tant qu’il se cantonne à arrêter les crimes qu’il constate lui-même physiquement lors de ses patrouilles dans les rues de la ville, et l’usage de caméras ou d’une vision à rayons X sont des extensions a priori naturelles de sa capacité à faire le Bien. N’est-il cependant pas curieux d’aduler le héros qui peut voir à travers nos murs pour nous sauver dans les très rares cas où il ce qu’il percevrait serait criminel, et de condamner de l’autre côté les États qui font de la surveillance de nos messages et de la pose de caméras dans nos rues comme « fascistes » ?

 

Le comics super-héroïque n’aurait donc jamais connu de révolution décisive ?

 

Mais si, comme cela paraît assez évident désormais, le super-héros incarne par définition une forme de fascisme, dont les auteurs n’ont évidemment pas conscience dans la plupart des cas, mais qui crée d’une manière d’autant plus sournoise qu’elle n’est pas voulue un imaginaire et un idéal humain plutôt malsains, cela ne revient-il pas à dire que la fameuse révolution supposée avoir eu lieu dans les comics en 1986 ne s’appuie que sur une violence un peu plus crue et des couleurs un peu plus sombres, donc rien de proprement novateur ? Réponse à venir…