Le huis clos, genre idéal de la violence cinématographique ?

Bonjour et bienvenue dans ce troisième article consacré aux huis clos, et qui se propose de critiquer différentes œuvres relevant plus ou moins parfaitement du genre, qu’elles soient cinématographiques, romanesques ou même vidéoludiques ! Vous connaissez tous ce terme, qui désigne une œuvre relatant une montée en tension dans un lieu unique, sans échappatoire extérieure, conformément à son étymologie, signifiant « porte close ». C’est évidemment le genre théâtral qui semble le mieux à même de proposer des intrigues respectant une parfaite unité de lieu, tandis que l’unité de temps contribue au sentiment d’étouffement, ces caractéristiques semblant contraires à l’essence même du cinéma, chaque changement de plan induisant un déplacement du regard et une ellipse, aussi minime soit-elle.

C’est pourquoi le cinéma, quand il s’attaque à ce genre, propose presque toujours de « faux » huis clos , l’espace étant limité par exemple à une maison, dans les différentes chambres de laquelle les personnages peuvent se déplacer, ce qui évite la rigidité d’une caméra posée dans une seule pièce, ou des semi-huis clos, où l’essentiel de l’intrigue se déroule bien à huis clos, mais est précédé et/ou suivi de séquences s’extrayant de ce lieu.

Cleek se plaçant actuellement sous le signe de la violence, avec les articles de Lauriane « Caduce » Angeon (première partie ici, la deuxième paraîtra samedi) et le Des Cleek Et Des Claques prévu dimanche, il pouvait paraître intéressant pour ce troisième Huis clos (le premier portait sur 10 Cloverfield Lane et le second sur Room) de traiter de deux films dont le sujet n’est pas tant la limitation spatiale que l’usage légitime de la violence symbolique, psychologique et physique vis-à-vis d’autrui : La Jeune Fille et la mort (1994), de Roman Polanski et Hard Candy (2005), de David Slade.

Traiter ces deux films ensemble n’est en effet pas aussi artificiel qu’il le semble : dans les deux cas, une femme pense avoir retrouvé un criminel, et le torture pour en obtenir les aveux, sous le regard terrifié du spectateur, incertain du personnage pour lequel il doit éprouver de l’empathie. Et dans les deux cas, le réalisateur a fait le choix du semi-huis clos pour développer la tension psychologique et dramatique des scènes.

 

 

[divider]Hard Candy : un beau bonbon qu’il n’est pas facile de croquer[/divider]

 

Hard Candy est assurément le plus connu des deux films, d’abord parce qu’il est plus récent, ensuite parce que son sujet – aussi bien la pédophilie que la prédation sexuelle sur les sites de rencontre – est malheureusement très actuel et en cela apte à nous toucher, ensuite encore parce qu’il offre à Ellen Page son premier rôle notable, avant même qu’elle n’interprète Kitty Pryde dans X-Men, enfin parce que son réalisateur, David Slade, est également responsable de 30 Jours de nuit (d’après le fantastique comics de Niles et Templesmith), du troisième Twilight : Hésitation, de plusieurs épisodes de Hannibal, des pilotes de Crossbones, Powers et bientôt American Gods, des célèbres clips de « New Born » (Muse) et « Clubbed to death » (Rob Dougan)…

Slade a fait le choix étonnant de faire de Hard Candy sa première réalisation – étonnant parce que le sujet limitant l’audience, la production l’a contraint à faire un film pour moins d’un million de dollars, et qu’il a donc dû tourner en dix-huit jours, essentiellement sur un plateau de tournage, en privilégiant les séquences longues (montées en post-production) et en évitant le doublage des scènes par les acteurs. Pas les meilleures conditions pour un film déjà exigeant !

Le film relate la rencontre entre Hayley, une jeune fille de quatorze ans, et Jeff, un photographe trentenaire. Après s’être rencontrés en ligne et s’être permis, de part et d’autre, plusieurs sous-entendus en chattant, Hayley propose un rendez-vous dans un café, après lequel elle insiste pour que Jeff l’invite chez lui. Là, elle boit, suggère une séance de photos… jusqu’à ce que Jeff s’écroule, victime d’une drogue glissée dans son verre par Hayley, et s’éveille ligoté, à la merci de la jeune fille qui explique avoir tout manigancé pour trouver des preuves de sa pédophilie.

 

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Plusieurs pistes assez passionnantes s’esquissent d’emblée, à commencer par l’inversion du rapport classique de séduction : si Jeff se montre clairement intéressé par Hayley, il refuse sérieusement de l’inviter, arguant qu’il faut donner à leur relation le temps de se développer, et il la traite avec un respect qui force d’emblée la sympathie du spectateur – le charme naturel de Patrick Wilson (un acteur très présent dans les films d’horreur de James Wan, qui interprétait aussi le Hibou dans Watchmen, que nous analysions ici) y contribue beaucoup. Cette sympathie est inévitable, alors même qu’elle est dérangeante : Hayley rappelle bien l’évidence, que l’adulte a la responsabilité de se montrer plus raisonnable que l’enfant, et que quoi que l’enfant semble désirer, l’adulte est évidemment seul coupable de l’accepter.

C’est sans doute la partie la plus passionnante du film, celle qui place le spectateur face aux dangers de l’identification avec le personnage, et qui le met ainsi dans la posture de l’enfant abusé par la gentillesse du prédateur. La suite, constituée par la torture psychologique voire physique administrée par Hayley, n’est que le développement logique de cette prémisse. Le spectateur éprouve moins de pitié pour Jeff au fur et à mesure qu’on comprend les motivations de Hayley et qu’il se révèle violent, sans parvenir à apprécier et approuver pleinement Hayley, dont l’interprétation par Ellen Page fait froid dans le dos. À la confluence entre le revenge movie et le vigilante movie, Hard Candy pose de manière judicieuse la question du droit qu’a le citoyen de rendre justice lui-même quand la police semble impuissante, en l’occurrence par l’absence de preuves.

 

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La tension grandissante du film est servie par le huis clos dans la maison de Jeff, lieu de torture mais aussi terrain d’enquête pour une Hayley persuadée qu’elle y trouvera des preuves, et champ de bataille entre les deux protagonistes. Mais la maîtrise du huis clos est imparfaite : le film ne donnant pas assez de repères spatiaux au spectateur, celui-ci ne saisit pas assez bien les lieux, la disposition des pièces, pour ressentir assez bien l’enfermement, exprimé plus efficacement par les entraves de Jeff, et la caméra bien trop nerveuse par moments dessert cette tension.

Hard Candy possède des atouts puissants, à commencer par ses recherches colorimétriques, la belle dominante chaude se grisant ou pâlissant en fonction des scènes (même si le résultat manque parfois de charme), ses acteurs redoutables et son ambition dérangeante, qui le rendent donc très recommandable, malgré un deuxième acte un peu plus poseur et longuet et un huis clos dont un Polanski par exemple aurait assurément su jouer plus habilement. Et justement…

 

 

[divider]La Jeune fille et la mort : le Bal des vampires[/divider]

 

Ce même Polanski qui, en 1994, proposait La Jeune fille et la mort, film injustement considéré comme « mineur ». Aucun réalisateur n’est aussi fasciné par les huis clos que le Franco-Polonais : depuis son premier film, Le Couteau dans l’eau, et jusqu’au dernier, il en a réalisé pas moins de sept environ, pour compter ceux qui se déroulent essentiellement dans un lieu unique, et en excluant Rosemary’s Baby ou The Ghost Writer, qui jouent cependant aussi sur l’atmosphère oppressante d’un lieu central. La Jeune Fille et la Mort est sans doute le plus maîtrisé de ce point de vue, avec l’extraordinaire Vénus à la fourrure.

À l’exception du début et de la fin, montrant des musiciens qui interprètent le sublime quatuor à cordes de Schubert La Jeune Fille et la mort, ainsi que des portions de route proches de la maison des protagonistes, toute l’intrigue se déroule dans la maison de Paulina et Gerardo Escobar (Sigourney Weaver et Stuart Wilson), ce dernier venant d’être nommé à la tête d’une commission pour juger les crimes commis par un pouvoir dictatorial auquel on a récemment mis fin. Alors qu’il rentre chez lui, sa voiture tombe en panne, et il est aimablement reconduit par le docteur Roberto Miranda. Paulina croit cependant reconnaître la voix du bourreau qui, des années auparavant, lui faisait subir les pires sévices sur fond de quatuor de Schubert. Sourde aux appels à la raison du docteur et de son mari, elle va tout faire pour en obtenir des aveux complets, alors même qu’elle ne s’appuie que sur un vague souvenir sonore – son visage était toujours camouflé.

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https://youtu.be/udeeqbCI9mM

 

Si l’intrigue est donc politique, Polanski n’en pose pas moins la même question de fond que Hard Candy : dans quelle mesure avons-nous le droit de nous rendre justice, a fortiori sans avoir la preuve que nous torturons une personne coupable ? Et si cette culpabilité était établie, certaine, sans toutefois être suffisante pour la police, ou sans que le châtiment paraisse à la hauteur du crime, peut-on comprendre un citoyen qui préfèrerait administrer lui-même une peine plus cruelle ? Ces trois grandes questions, du vigilantisme, de la torture et de la peine de mort sont traitées avec intelligence par Polanski, qui cherche autant que possible à universaliser son propos sans succomber au simplisme.

Si le cadre se situe explicitement en Amérique du Sud, sous-continent dévoré par les pires des dictatures jusqu’à la fin du 20ème siècle, il prend ainsi garde à ne pas donner le nom d’un pays en particulier, et à ne livrer aucun nom propre connu, aucun détail historique ou élément sur le régime renversé ou mis en place.

Rappelons par ailleurs que Polanski a connu l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie, la misère des ghettos. Sa famille a été déportée, sa mère, enceinte, est décédée dans les camps. Trente ans plus tard, alors que ces noires années ont laissé place au succès retentissant de Rosemary’s Baby¸ son épouse Sharon Tate, enceinte de huit mois, et plusieurs amis proches sont assassinés dans sa propriété par le groupe de Charles Manson. Gageons que peu de réalisateurs peuvent avoir aussi profondément éprouvé le désir de torturer leurs tortionnaires, et donc être tentés de faire l’apologie de toute violence vis-à-vis de l’inhumanité.

 

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La complexité de La Jeune Fille et la Mort est alors d’autant plus admirable que Polanski insiste sur la violence, la froideur, la cruauté impitoyable de Paulina, opposées à la douceur des manières du docteur Miranda, qui fait un aussi parfait innocent que Patrick Wilson, grâce à son interprétation par Ben Kingsley, justement choisi par Polanski parce que le réalisateur n’imaginait pas d’acteur exsudant moins la méchanceté que celui qui avait joué Gandhi quelques années plus tôt. Au contraire, Stuart Wilson était connu comme le « méchant » de L’Arme fatale 3 et du Masque de Zorro, alors qu’il est ici le défenseur des droits de l’homme, celui qui cherche à apaiser son épouse et à lui faire comprendre l’erreur de sa démarche même si elle avait raison. Ce choix du contre-emploi renforce efficacement la démonstration ambigüe de Polanski sur les figures du Bien et du Mal, d’autant que la lecture, a priori évidente, du titre, apparaît comme renversable : si Paulina a bien été la Jeune Fille torturée par la Mort, n’est-elle pas à son tour la Mort tandis que le docteur Miranda, tout à fait dénué de mauvaises intentions, serait cette fois la Jeune Fille ?

 

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L’inversion des rôles gagne par la présence du mari, tierce personne absente de Hard Candy et auquel le public s’identifie dans son incapacité à trancher et à agir avec ou contre son épouse, alors même que sa nomination à la tête de la commission le présente comme un personnage fort : alors qu’il est visiblement apte à juger de ces crimes sur le plan législatif, entouré de collègues et avec détachement, il ne parvient pas à faire preuve des mêmes qualités quand il doit tenter d’appliquer cette même justice dans la sphère privée. L’idée est non seulement habile sur le plan réflexif, le personnage confère au film un dynamisme que l’existence de deux personnages seulement rend malaisé. D’autant que, le film se déroulant essentiellement dans le salon, donc un lieu plus étriqué que la maison de Hard Candy, les sorties de la pièce se dotent d’une certaine théâtralité, comme si les personnages quittaient la scène. Le sentiment d’isolement est ainsi renforcé par une certaine inexistence du monde extérieur : comme au théâtre, le monde semble se limiter à ce qui apparaît sur scène, tout le reste étant suggéré dans la béance des coulisses, et les personnages étant ici laissés à eux-mêmes, dans la nécessité de résoudre seul le conflit.

La Jeune Fille et la Mort est l’adaptation d’une pièce de théâtre du chilien Ariel Dorfman, qui refusait à la fin de se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence du docteur, contrairement au film de Polanski. Le réalisateur aurait-il renoncé à la subtilité de l’œuvre originale pour un résultat plus satisfaisant dramatiquement, et donc plus accessible aux spectateurs ? Autant Hard Candy aurait pu gagner à cette finesse, autant Polanski se montre justement fin ici en refusant la facilité de la neutralité, en déviant les enjeux de la pièce originelle plutôt qu’en les niant. Il faut que le spectateur se sente coupable d’avoir sympathisé avec le tortionnaire contre la victime innocente, quel que soit le personnage incarnant chacun de ces rôles, qu’il soit surpris de son indécision même en connaissant la vérité, ce que Polanski parvient parfaitement à accomplir avec les deux dernières scènes du film.

Si les codes du semi-huis clos sont donc employés bien plus efficacement, la limitation spatiale peut aussi gêner le spectateur : malgré l’habileté indéniable de Polanski, la sobriété du dispositif scénique ne permet pas de faire oublier que l’on se trouve devant une pièce de théâtre, et le jeu trop intensifié pour être naturel des acteurs contribue évidemment à l’allégorie autant qu’à l’artificialité. Il ne faudrait pas en déduire que le huis clos est condamné à avoir plus de protagonistes et plus d’espace pour se développer, ou à sombrer dans le montage frénétique pour faire oublier sa nature théâtrale : on reparlera du Limier, mais on peut déjà faire remarquer que Polanski lui-même parviendra à faire aboutir son dispositif avec son chef-d’œuvre, La Vénus à la fourrure, un film se déroulant intégralement dans un théâtre, en temps réel, avec deux acteurs, répétant une pièce, et auquel à aucun moment on ne pense à reprocher sa théâtralité !

 

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