Petit lexique façon Cleek : « Rekt »

 

Vous faire découvrir de nouveaux horizons, c’est bien. Vous proposer un angle de vue nouveau sur un univers qui vous est déjà familier, c’est mieux. C’est pourquoi Cleek vous propose de faire un tour lexical de ce réseau complexe de par ses codes et son langage qu’est Internet. À chaque numéro de cette petite série, il s’agira de s’intéresser à un mot ou une expression aussi geek qu’obscure (ou pas) pour pouvoir faire le beau sur les chans ou autres salons de discussion en ligne.

C’est du côté du jeu vidéo que je vous emmène aujourd’hui, et plus précisément du côté obscur du gaming, puisque l’on va parler dépravation et violences virtuellement physiques et réellement verbales. Ce mot, vous l’avez très certainement rencontré si vous jouez aux jeux vidéo, ou si vous vous intéressez aux forums de jeux vidéo ou à leur chat : vous l’avez compris, nous allons nous intéresser au mot « Rekt ».

 

[divider]Rekt ? Faut pas t’y fier[/divider]

 

Je me dois une fois de plus de reconnaître la supériorité (partielle) de la ressource en ligne sur la ressource papier. Ce n’est en effet pas dans mon Petit Robert 2013 ni dans mon Longman Dictionnary of Contemporary English que je vais trouver la définition de « rekt » mais bien sur Internet.

Et c’est donc du côté de Urban Dictionary, les dictionnaires en ligne comme Oxford Dictionaries ou Collins Dictionnary m’ayant là aussi fait défaut, que je me tourne pour vous proposer la définition suivante.

 

Rekt –  Text for « Wrecked », as sooo drunk you’ve forgotten your name but can just about type a text to your mate whose missed called you

(« hi m8, totes rekt, tlk 2mo »)

 

Cette définition est considérée comme étant la définition principale (mais désormais un peu désuète, puisqu’elle date tout de même de 2011) de ce mot. Si l’idée d’un état dégradé est bien ici présente, cette définition ne semble cependant pas s’appliquer au contexte des jeux vidéo. Notons par ailleurs l’absence de reconnaissance officielle, qui contribue à un certain flou sémantique.

Mot trop récent ou trop slang pour être politiquement correct ? Le Professeur Teemo ne sera quant à lui pas censuré (au diable le politiquement et théologiquement correct) puisqu’il va une nouvelle fois nous éclairer de ses lumières.

 

[divider]Le mot de Teemo[/divider]

 

Si vous n’êtes (toujours) pas familier de cette discipline, venez (re)découvrir l’Eh-Teemo-logie avec notre très célèbre Professeur Teemo.

 

Teemo_rekt

 

Il faut remonter à des temps ancestraux pour comprendre l’origine de « rekt », mes chers amis… En ce temps-là, j’avais vingt ans. Sur la télé en noir et blanc on découvrait le rock’n roll mais aussi et surtout cette émission qui allait s’illustrer pour des décennies et des décennies dans l’histoire culturelle de notre pays et de la planète Terre.

Cette émission, à l’image de ces dinosaures disparus depuis longtemps et dont on ne sait plus les dénominations, nous a laissé un héritage certain, entre son lot de fossiles et de débats théo-philo-paléo-historiques. Nous n’en parlons pas au quotidien, et son existence est parfois niée par certains (pour ne pas bousculer leurs croyances), et pourtant, elle a sa place à part entière dans l’évolution.

 

Trois dinosaures dans leur milieu naturel…

 

Ce dinosaure télévisuel dont je vous parle, c’est bien évidemment Vidéo Gag. Ancêtre lointain de ces vidéos de chute et de caméra cachée qui pullulent sur Youtube et autres sites de compilations, cette émission mettait à l’honneur cette invention technologique qui, à l’image de la roue, révolutionnait les us et coutumes de l’époque : la caméra.

Comme les jeunes vivent aujourd’hui par le biais de leur écran de téléphone, les jeunes de l’époque vivaient par le biais de leur écran de caméra, et de son célèbre (devrais-je dire logo ? Symbole ?) [REC.]. Ces quelques lettres, signifiant que l’appareil enregistrait bien la vidéo (puisqu’elles sont tirées du verbe anglais « record » qui signifie précisément « enregistrer ») sont rapidement devenues un verbe à part entière. Se faire « rec » signifiait se faire filmer.

 

Se faire rekt, votre pire cauchemar

 

La conjugaison et la loi d’économie de la langue (votée par le gouvernement à l’époque pour tenter de soulager la dette nationale) ont rapidement contribué à l’évolution de ce terme, puisque l’on ne tarda pas à le conjuguer. On disait dès lors d’une personne qu’elle s’était faite « recced », en accord avec la grammaire anglaise (prononcé « rekt », toujours selon les lois phonétiques anglaises). Cette prononciation s’est rapidement traduite graphiquement. Être filmé se disait dès lors « se faire rekt », ou « get rekt » pour les bilingues parmi nous.

C’est là que Vidéo Gag entre en jeu : en effet, il faut reconnaître que si les gens filmaient à peu près tout et n’importe quoi, c’est cependant les chutes ou les caméras cachées qui étaient diffusées. Le terme « rekt » s’est donc rapidement spécialisé, pour ne signifier que « se faire piéger » ou « se viander bien méchamment » (et accessoirement « se faire défoncer le derrière dans un jeu vidéo »).

Et c’est désormais ce sens que la langue a conservé.

 

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C’est toujours aussi chaleureusement que nous remercions le Professeur Teemo pour son intervention. Nous indiquons par ailleurs que les positions évolutionnistes de Teemo concernant Vidéo Gag lui sont personnelles, et qu’elles ne nous engagent pas.

 

[divider]Motus et bouche cousue[/divider]

 

Et dans les faits (les vrais), ça donne quoi ?

 

Vous vous en doutez bien, ce mot tire bien évidemment son origine dans la langue anglaise. Et un bon point de départ reste son évolution graphique. En effet, nous le connaissons désormais sous la forme « rekt », mais il s’agit, comme dans de nombreux cas de mots d’argot (ou de « slang »), d’une version abrégée et souvent malmenée d’un mot originel.

Là où le Professeur Teemo ne se fourvoyait pas, c’est dans la translation effectuée entre prononciation et transcription. Le terme « rekt » (et notamment le « kt ») est bien la façon écrite de prononcer un mot, à la différence près que le verbe conjugué d’origine n’est pas la forme inventée « recced », mais « wrecked » (comme l’indique par ailleurs la définition donnée par Urban Dictionary).

C’est notamment du côté de l’anglo-normand qu’il faut se tourner pour comprendre l’origine de ce mot. Aussi rencontré dans l’anglo-saxon sous la forme « wrek », le terme anglo-normand « wrec » signifiait « épave ». Notons, pour le plaisir de nourrir notre culture générale, que cela va aussi donner le terme normand « warec », qui nous est resté dans notre langue française actuelle sous la forme « varech », qui est une sorte de mélange d’algues que l’on retrouve le long des plages une fois la marée retirée, mais qui, au Moyen-Âge, désignait de façon plus générale tout ce que la mer rejetait sur les plages. Dont les algues. Et dont les épaves (eh ouais).

 

Did you ever get so rekt you ended up being an algae ?

 

Pour en revenir au mot anglo-normand « wrec » d’il y a 1000 ans grosso modo, celui-ci a perdu au fil des évolutions son sens spécialisé propre à la marine, pour se démultiplier. C’est ainsi que le mot (et le verbe) anglais moderne « wreck » garde cette idée d’épave et de naufrage, mais s’est aussi diversifié : appliqué aux autres moyens de locomotion, tels que la voiture ou l’avion, il garde cette idée d’endommagement de l’outil et d’accident. Il signifie par ailleurs de façon plus générale l’accident matériel, qui va laisser des traces. Mais il s’applique aussi désormais à l’homme, et impliquera alors une tension, une fatigue, ou un état d’ébriété avancé.

De façon générale, le concept propre à la famille de mots « wreck » reste l’endommagement, qui implique un état de fonctionnement anormal. Notons que c’est le terme appliqué à l’homme (et l’idée d’ivresse) que le slang a conservé dans le terme « rekt ». Pourtant, ces dernières années, c’est un nouveau mouvement de diversification qu’a subi ce terme, puisque le sens lié à l’ivresse s’est doublé d’un sens propre au gaming, qui rejoint finalement le sens originel du terme.

Désormais, se faire « rekt » revient à s’être fait « détruire » par un autre joueur ou internaute (pour rester dans ce registre familier), ce qui n’est pas sans rappeler l’idée de naufrage et d’épave, et plus généralement d’accident. On ne se sépare jamais de ses origines.

 

Get rekt en bataille navale – la boucle est bouclée !