Les Montagnes hallucinées – promenade de santé avec Lovecraft

Siegfried « Moyocoyani » Würtz

Les Montagnes hallucinées – promenade de santé avec Lovecraft

Les Montagnes hallucinées – promenade de santé avec Lovecraft

Siegfried « Moyocoyani » Würtz
5 mai 2018

Parce que de plus en plus de jeux de société adhèrent aux thématiques geek, voire s’inspirent de mécaniques de jeux vidéo (après en avoir favorisé l’émergence), et parce que plusieurs d’entre vous les pratiquez assurément avec autant de passion que nous, il semblait essentiel de vous en présenter enfin quelques-uns ! Après Sherlock Holmes, Détective conseil, Mechs vs. Minions, Zombicide, Mr. Jack, Small WorldUnlock ! et Unlock! : Mystery AdventuresLoony QuestT.I.M.E. StoriesChâteau AventureZombie Tsunami, Smash Up et Star Realms, puis Vikings Gone Wildnous allons nous intéresser aux Montagnes hallucinées.

Ce nom devrait évoquer quelque chose à plus d’un geek. De fait, Les Montagnes hallucinées (At the Mountains of Madness) sont une longue nouvelle du fondamental H. P. Lovecraft, rédigée en 1931, et narrant l’expédition en Antarctique de chercheurs découvrant une chaîne montagneuse inconnue et des vestiges étranges, qui les mènent petit à petit vers la folie et la mort. Son appartenance au mythe de Cthulhu, la simplicité de sa prémisse fantastique/horrifique, la fascination assez naturelle pour les histoires de civilisations inconnues et la beauté invincible du Pôle, avaient fait de cette nouvelle une source d’inspiration importante pour l’immanquable The Thing de Carpenter, qui lui rendit peut-être aussi hommage quand il intitula son chef-d’oeuvre In the mouth of Madness. Et si Guillermo del Toro est célèbre pour avoir mille projets qu’il ne commencera jamais à réaliser, celui qui lui tient le plus à cœur est notoirement l’adaptation des Montagnes hallucinées, subitement avorté en 2011 par Universal, et définitivement abandonné par le réalisateur à la sortie de Prometheus qui en reprenait l’essentiel des idées.

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Le culte des Grands Anciens et la terreur qu’ils font naître dans le cœur des misérables mortels ont logiquement connu de nombreuses déclinaisons dans l’univers des jeux de société comme dans l’univers vidéoludique, et il n’est pas étonnant que plusieurs développeurs aient puisé leur inspiration dans la puissance évocatrice des Montagnes hallucinées. C’est la déclinaison la plus récente que je vais vous présenter aujourd’hui, puisqu’elle est éditée et distribuée par iello (dont nous avons déjà testé Château AventureSmash Up et Star Realms) depuis novembre 2017. C’est aussi l’une des plus originales et des plus belles, conçue par Rob Daviau (Pandemic Legacy, Heroscape) et illustrée par Miguel Coimbra (Small WorldSeven Wonders et leurs extensions, ZombicideCity of Horror… excusez du peu !).

Leurs Montagnes hallucinées sont donc un jeu de survie (normalement) coopératif, jouable de trois à cinq joueurs pour des parties d’environ une heure (avec une équipe peu expérimentée, ou pour des joueurs en quête de la partie parfaite) ou trois petits quarts d’heure (pour des joueurs standards, déjà bien contents de survivre), et elles sont disponibles pour 32 euros 50 (ce qui est un prix très raisonnable vu la qualité de l’objet, et ce n’est pas une remarque que je me fais souvent).

 

 

 

 

De l'exploration à la fuite à tout prix

Les Montagnes hallucinées est d’abord un jeu d’exploration : à tour de rôle, un joueur décide du lieu à découvrir, donc de la tuile à retourner, qui lui demande de mobiliser des ressources (armes, outils, livres, caisses) pour décrocher une récompense (la possibilité de guérir ses blessures, des vestiges et de l’équipement, une bonne vue sur un lieu plus lointain). Puis le joueur suivant choisit une autre tuile, adjacente à la première, et on recommence le processus. Tant que l’on reste sur la côte, tout va bien, les risques sont minimes, mais les récompenses moins nombreuses et intéressantes. Elles laissent timidement soupçonner des récompenses plus intéressantes plus loin, vers les sommets, et après tout, vous êtes des explorateurs ! Avides de gloire, ou au moins désireux de ne pas être parti jusqu’au Pôle pour rien, vous vous dirigez vers les montagnes hallucinées. Le plateau est superbe, le système de jeu limpide, qu’est-ce qui pourrait donc mal se passer ?

Très vite, les choses se corsent. Il vous faut naturellement plus d’équipement, et donc davantage compter sur vos compagnons de voyage. Or dans les 30 secondes seulement où vous pourrez dialoguer pour vous concerter entre deux bourrasques, il faudra veiller à être efficace : chaque erreur, chaque méprise sur la ressource à utiliser, chaque sous-estimation ou surestimation du nombre d’équipements par rapport à ce qui est requis, pourra avoir de lourdes conséquences. Et il est facile de se tromper, surtout quand, dans les hauteurs, vous ne percevez plus si bien de quels équipements vous autre besoin. Vous devez poser les équipements en votre possession sur le traîneau du chef de groupe sans les montrer  à vos compagnons : vous n’avez pas le temps de les déballer, ils doivent vous croire sur parole, et avoir assez de discipline pour ne pas tous parler en même temps, sinon la cause est perdue.

Or viendra un temps où vos compagnons ne s’exprimeront plus si clairement, feront des gestes étranges, ou diront simplement n’importe quoi… pour ne plus du tout se souvenir de leur crise une fois la phase de rencontre achevée. Est-ce l’influence des étranges artefacts que vous aurez trouvés, et qui ressemblent à s’y méprendre aux descriptions faites par l’Arabe fou Abdul al-Hezred dans le Necronomicon ? Ou cela résulte-t-il plus naturellement de leurs blessures de plus en plus nombreuses ? Cette exploration commence à ressembler à un voyage aux portes de la folie.

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Heureusement, vous pourrez de temps à autre user de vos talents de leader pour renforcer l’équipe : vous accorder plus de temps lors d’une rencontre, secouer un coéquipier afin qu’il ignore sa folie pendant un instant, récupérer des cartes supplémentaires pendant la phase d’attribution des équipements… Mais il vous faudra user de ces talents avec parcimonie : plusieurs occasions peuvent vous faire perdre du leadership, et quand vous n’en avez plus, votre équipe est trop démoralisée pour poursuivre l’aventure. Par ailleurs, le seul moyen de regagner le leadership déjà dépensé, et de récupérer l’équipement déjà utilisé quand vous commencez à en manquer dramatiquement, est de prendre du repos, ce que vous ne pourrez pas toujours vous permettre. Il faudra en effet se priver définitivement d’un jeton de leadership, et inutile de préciser que ces pauses bienvenues sont bien trop coûteuses pour être trop répétées : après tout, il serait ridicule de croire que l’on peut impunément trouver un sain repos dans les Montagnes hallucinées !

Les blessures s’accumulent et les crises s’aggravent, seule importe désormais la survie, mais il ne faut pas que ce voyage qui vous a tant coûté se soit fait en vain. Les découvertes que vous avez faites sont susceptibles de changer le monde. Mais ce n’est pas évident : on peut mourir d’avoir subi trop de blessures, se laisses dépérir dans le froid, complètement démoralisés par l’étrangeté permanente qui nous enveloppe, ou vivre avoir rien gagné, idée insupportable. Traverser la cité mystérieuse, arriver au sommet, reprendre l’avion pour partir au plus loin, mais pas les mains vides. Il FAUT que vous ayez au moins autant de découvertes à votre actif que de blessures, il FAUT que ce voyage ait servi à quelque chose…

 

 

Le plaisir d'être fou

L’atmosphère des Montagnes hallucinées transpire par tous les pores de Shoggoth l’inspiration explicite de Lovecraft, à commencer par les textes présents sur chaque tuile et dans les règles, qui sont des citations directes (et très bien traduites). Et naturellement, quand on pense à Lovecraft, on pense « folie », et ce n’est pas un vain mot ici. Rendre un joueur fou n’a pourtant rien d’évident, et si les jeux vidéo peuvent s’en sortir en perturbant la perception visuelle et la motricité de l’avatar (pas toujours très heureusement, il faut le dire), il n’est pas si facile de susciter la démence chez les êtres humains autour de la table.

La grande idée du jeu est ainsi de puiser dans les jeux à gages : récupérer les étranges vestiges liés aux Grands Anciens dépassera complètement votre pauvre petite raison humaine, et leurs porteurs subiront une folie, c’est-à-dire une gêne communicationnelle ou comportementale, pendant les seules phases de rencontre. Cette folie sera d’abord bénigne, plus amusante que proprement perturbante, mais un deuxième artefact commencera à représenter un défi si vous voulez vous faire comprendre de vos coéquipiers, et le troisième fera vraiment de vous un fardeau pour l’équipe, l’explorateur responsable de tous les échecs. Inutile de vous dire que trop de joueurs fous au dernier degré empêcheront complètement l’équipe de poursuivre son ascension, et que répartir les folies représentera donc une difficulté aussi importante qu’éviter les blessures et tenter de trouver autant de vestiges que possible.

Les joueurs éprouveront donc un véritable sentiment d’urgence au fur et à mesure de leur progression imprévisible, et évidemment, les tuiles changent de place à chaque partie, de sorte que vous ne pourrez jamais établir de stratégie avant de lancer la partie. Cette réussite à créer de la tension a cependant son revers de la médaille : si on veut tant éviter les folies, c’est qu’elles sont parfois outrageusement punitives, réduisant parfois littéralement au silence leurs victimes. Or si le joueur ne peut plus communiquer, comment jouer avec lui ? Et il n’est pas évident de deviner son mal et comment le contourner en trente secondes, quand la priorité est évidemment de réunir les bons équipements, et que ce joueur ne peut pas révéler de  quoi il souffre, et ne peut en donner aucun indice en dehors des phases d’exploration, quand il revient à la raison…

M’est avis que, dans le cas où un joueur connaissant déjà le jeu participerait à la partie, il pourrait être bienvenu qu’il adapte les paquets de folie à son public : retirer les folies dont il considérerait qu’elles ne peuvent être que frustrantes, utiliser les cartes folie vierges, soit pour donner la possibilité de piocher une carte folie sans devenir fou, soit pour y ajouter des gages de son cru.

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The Thing affiche

 

Si le fait que les crises de démence ne concernent qu’une seule phase de jeu a du sens en termes diégétiques et pour éviter que les contraintes ne deviennent trop lourdes pour les joueurs, incapables de communiquer normalement pendant la petite heure que dure la partie, elle possède également un inconvénient notable : il arrive que les joueurs ne se mettent pas assez vite dans le bon état d’esprit, et oublient momentanément leur folie. Or les règles ne fixent (assez logiquement) aucune punition dans ce genre de cas, pourtant prévisible. J’émettrais donc deux petits conseils : que le leader du tour rappelle aux autres joueurs de respecter leurs folies juste avant la phase de rencontre ; que les joueurs s’accordent sur une manière de punir les contrevenants, qui ne pénalise pas non plus outrancièrement le groupe – peut-être une carte blessure ?

Les Montagnes hallucinées repose en tout cas sur un paradoxe fondamental : les joueurs doivent y chercher à être fous, puisque cette folie vient des vestiges qu’ils trouvent, et que ces vestiges sont le seul moyen, déjà de rentabiliser leurs blessures pour finir la partie à peu près heureusement, idéalement d’accumuler des points qui feront de leur exploration la plus grande aventure du monde moderne. Cet encouragement tient donc plus des mécaniques du jeu qu’il n’est diégétique, et c’est sans doute mon plus grand reproche au jeu, aussi accessoire qu’il puisse paraître : les vestiges que l’on découvre ne sont pas personnalisés. Les cartes « Vestige », « Connaissance » et « Spécimen » sont pratiquement identiques, à la seule exception de la mention Vestige, Connaissance et Spécimen. Ces cartes ne portent ni nom ni d’illustration pour vous renseigner sur ce que vous avez découvert (d’accord, un spécimen, mais un spécimen de quoi ?). Pas très motivant pour les joueurs, et pas très immersif, comme si le monde de Lovecraft manquait de lore. Un effort avait pourtant été fourni sur les équipements, et même sur les « équipements ésotériques » (des équipements valant 10 outils, livres, caisses ou armes), mais j’y trouvais déjà curieux qu’un « miel fongique » ait autant d’importance que le Necronomicon, un signe des Anciens et un « appareil étrange », et qu’il puisse y avoir plusieurs Necronomicon

Dans la mesure où Les Montagnes hallucinées est né de l’idée originale de ne pas faire d’une histoire lovecraftienne un jeu fortement scénarisé, la progression vers le sommet ne laisse pas apparaître les étranges créatures de la nouvelle, et aucune mention n’est jamais faite de Cthulhu. Les cartes Relique n’étaient-elles pas l’occasion de faire vivre un peu cet univers sans trop infléchir l’intention des concepteurs (donc par exemple sans ajouter d’événements aléatoires) ?

La perfection froide de la cité des Anciens

Que ma principale réticence face au jeu ne concerne même pas un point de gameplay devrait rassurer les lecteurs de cet article. Les Montagnes hallucinées est en effet un jeu assez exemplaire, qui croise des mécaniques bien huilées très diverses pour un résultat d’une fascinante cohérence et clarté, et je conçois qu’il aurait été difficile d’y intégrer plus d’éléments immersifs sans risquer de rompre l’équilibre. C’est sans doute pour compenser son détachement dramatique que les concepteurs du jeu ont tout mis en oeuvre pour embellir l’habillage lovecraftien. Et de fait, les courtes citations sur les tuiles, les longues citations dans le livret de règles, et le soin apporté à l’illustration, y compris celle du traîneau, des cartes, et du pion « avion », comptent parmi les qualités qui font des Montagnes hallucinées un objet d’une beauté qui m’a personnellement conquis bien avant l’acquisition du jeu, et jusqu’à la fin des différentes parties que j’ai réalisées.

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Ce n’est pas un jeu facile, et on y subit davantage les coups du destin que l’on n’y établit de stratégie, mais il reflète très bien en cela les aléas et l’exigence adaptabilité de l’exploration en général, et de l’exploration en territoire lovecraftien en particulier, et il change agréablement des nombreux jeux de coopération disponibles sur le marché du jeu de société. Je le recommanderais particulièrement à deux types de public : les « experts », assez à l’aise pour s’immerger dans les folies et faire vivre l’ambiance tendue du jeu ; un public cordial, acceptant de s’amuser sans prise de tête, et donc sans trop se fâcher contre les joueurs ne jouant pas bien, plombant les chances de réussites de toute l’équipe par leurs maladresses. Dans le bon état d’esprit, Les Montagnes hallucinées devrait sans trop de difficultés vous faire passer un bon moment au pays de la folie, et régaler vos papilles de ses horreurs glaciales.

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