What Remains of Edith Finch. Une beau bijou intimiste

 

Pour cette première critique, j’ai souhaité m’intéresser à une production appréciée et décortiquée cet été : What Remains of Edith Finch, un jeu d’aventure développé par Giant Sparrow (à qui l’on doit le sympathique The Unfinished Swan) et édité par Annapurna Interactive. Mon approche de What Remains se concentrera essentiellement sur le fond, c’est-à-dire à la fois sur le scénario, la mise en scène et les sensations que j’ai pu ressentir au cours du jeu (et l’ascenseur émotionnel est bien là). Le gameplay ne sera pas mis de côté, quoiqu’il reste globalement assez limité dans ce type de productions, les walking simulator, genre assez en vogue depuis quelques années (Dear Esther, Firewatch…) et qui tranche avec les productions survoltées servies habituellement.

 

 

La maison des Finch, antre de dédales et d’histoires

Comment commencer, donc ? What Remains vous met dans la peau d’une jeune fille, Edith Finch, dernière descendante d’une famille maudite dont tous les membres sont décédés tragiquement (ça rappelle le pitch de l’excellent Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez). Sans rentrer dans le détail de leurs morts, chaque personnage secondaire développe une histoire prenante et intéressante, certaines étant véritablement poignantes. À l’aune de ses 17 ans, la jeune Finch décide donc de retourner dans la maison familiale et de plonger dans ce passé mouvementé. Autant vous le dire franchement, l’écriture est d’une justesse assez rare dans le jeu vidéo et on s’accroche à ces personnages virtuels, la mise en scène aidant beaucoup dans cette appropriation de destinées humaines. En outre, ce voyage introspectif est renforcé par la présence d’une superbe voix off, accompagnant le joueur tout au long des trois heures nécessaires pour parcourir le jeu. Court mais intense.

Le premier élément  frappant est le domicile des Finch, un antre plein de secret, un dédale qui transpire une mort vivante ; chaque pièce, pourtant laissée à l’abandon, développe une identité particulière, un univers regorgeant de détails, infimes parfois, mais qui donnent une vraie aspérité au scénario. Là, ce n’est pas simplement une chambre de bébé, de la vaisselle sale ou des bibliothèques mal rangées mais tout un monde qui se déploie et aspire le joueur (et qui me rappelle, toutes proportions gardées, les tableaux-jeux de Super Mario 64). Dès lors, chaque lieu vous permet de revivre des instants de vie, des flashbacks où vous incarnez différents membres de la famille : vous deviendrez ce père partant à la chasse, ce frère un brin rêveur (et dont je reparlerai), cet enfant se balançant au rythme du vent… Mais aussi une grenouille, un monstre visqueux ou un bébé qui prend son bain. De bonnes idées ludiques et une mise en scène travaillée qui rendent le jeu moins redondant que d’autres titres du même genre (Gone Home par exemple). En outre, si tous les personnages ne sont pas traités équitablement, et si certains auraient mérités plus d’investissement narratif, ils arrivent facilement à vous transporter, les situations étant suffisamment réalistes pour que nous puissions nous sentir concernés et touchés. Chaque souvenir est donc l’occasion de diversifier le gameplay, même si on reste sur une production très scriptée, une façon élégante de vous dire que vous allez beaucoup marcher et que les interactions sont limitées : vous pourrez vous saisir de quelques notes, de livres et d’objets bien précis. Pas de farming à prévoir ou de démembrements toutes armes dehors. Une autre facette du jeu vidéo en somme…

 

Une écriture grave et douloureuse

Pour ma part, j’ai été particulièrement touché par l’histoire du frère d’Edith, un jeune homme balancé entre sa vie virtuelle et son boulot d’ouvrier, une mise en abyme du jeu vidéo puisque vous incarnez à la fois le personnage « réel » c’est-à-dire le jeune homme en plein travail et son avatar, un héros à la recherche de son ou sa bien-aimée. À mesure que l’histoire se vit, le virtuel prend le pas sur la réalité et l’écran, d’abord divisé en deux, est contaminé par la féérie d’un palais où la reine (ou le roi) attend son héros  pour le couronner. Sincèrement, le jeu vaut temps et investissement rien pour que cette séquence-là… Bien entendu, on suppose une fin inexorable mais en espérant, en croyant à un deus ex machina. Pourtant, et c’est bien là la règle du jeu, ne vous attendez à aucune pitié de sa part, chaque protagoniste est frappé par cette malédiction centenaire, chaque protagoniste doit mourir et, comme dans toutes les tragédies grecques, le destin triomphe toujours, un fatum qui semble répondre à la notion de choix très présente dans d’autres productions. Ici, le développeur démiurge vous assène ses coups de stylo, autant d’histoires morbides qui piquent les yeux et serrent la gorge.

Dès lors, vous avancez happé par cet instinct de mort, par cette impression que les cadavres parlent et que dans les souvenirs glaçants la vérité se révélera ou que la malédiction se taira. La petite Edith charrie des ombres, des mémoires et des secrets inavoués, enfermés là, dans les pièces d’une maison aux allures de tombeau.

Cela doit se sentir, j’ai été particulièrement impressionné par la qualité d’écriture du jeu et je ne regrette pas une fin pourtant opaque (à moins que certaines subtilités m’aient échappé). Évidemment, trois heures, cela peut paraître court, mais on évite ainsi des longueurs inutiles et des personnages qui auraient fini par être caricaturaux.

Ainsi, je ne peux que vous conseiller de vous lancer dans l’histoire de What Remains of Edith Finch, porte d’entrée vers le jeu vidéo sans arme ni violence. La production de Giant Sparrow m’a véritablement bouleversé et les longues heures passées sur des forums (notamment pour décortiquer la fin) tendent à prouver que je ne suis pas le seul. Il y a, en effet, un vrai parti-pris du point de vue de la mise en scène, une construction ludique qui regorge d’idées intéressantes, parfois mal amenées certes, mais toujours justes et puissantes dans leurs interprétations. Sans revenir sur l’écriture dont j’ai assez parlé, le cheminement de la jeune Edith se fait en parallèle de la découverte d’une maison dont vous voudrez connaître les secrets, ses petites histoires qui s’achèvent sur le même accord : mort et tristesse.

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La part belle du jeu vidéo

Comment conclure, donc ? What Remains est un conte sur le deuil, sur les non-dits et les silences. Sur une grande bâtisse, entité principale et emballage splendide racontant les errements d’une famille maudite. Difficile de rester de marbre face à des personnages que l’on aimerait sauver et que l’on regrette d’avoir trop connus. Difficile aussi de ne pas être transporté par son écriture, une plume viscérale qui infuse cette idée que le jeu vidéo peut raconter de belles histoires. Sans arme ni violence.

Un chef d’œuvre ante mortem.

Pour faire simple

J’ai aimé : les différentes histoires, la mise en scène et une maison que l’on prend plaisir à parcourir. De beaux graphismes et une DA au poil. J’ai moins aimé : certains personnages clairement en retrait et une fin trop opaque. Je le conseille donc fortement à n’importe quel amoureux des belles et bonnes histoires.

Jeu disponible sur PC, PS4 et Xbox One au prix de 20 euros.

 

Quelques mots de Moyocoyani : What Remains of Edith Finch, un jeu où on ne peut qu’avancer à tout prix

Il y a quelques mois j’avais écrit sur quelques-uns de ces jeux qui tendaient au non-jeu, ou qui plus précisément pouvaient être qualifiés aussi bien de jeux non-jouables que de non-jeux jouables. Et What Remains of Edith Finch relève exemplairement de la même problématique, en ce qu’il appartient objectivement au genre du jeu vidéo par sa proposition d’une interactivité dans un univers virtuel, tout en étant si limité dans son gameplay, si scripté dans ses possibilités et si dirigiste qu’on ne peut réellement rien y faire qui n’ait été strictement prévu par les développeurs, comme si notre personnage était sur des rails ou qu’on assistait à un film. Sauf que ces jeux trouvent puisent dans cette logique a priori frustrante une force dont ne pourrait pas disposer un jeu traditionnel au gameplay étendu et à l’interactivité renforcée, la tension entre activité et passivité renforçant en l’occurrence l’impression d’inéluctabilité dont Orla parle très bien.

Si on progresse dans What Remains, c’est ainsi d’abord parce qu’on ne peut rien faire d’autre : on ne gagne rien à traîner, la maison ne comporte pas de collectibles dans des cachettes secrètes, aucune digression n’est possible. Et l’identification avec le personnage-narrateur n’en est que plus absolue, Edith partageant avec nous sa fascination triste pour l’histoire de sa famille qu’elle a trouvé le courage de découvrir une fois pour toutes. Contrairement encore une fois à ces jeux où l’on doit sauver le monde d’une menace croissante et totale, mais où l’on va passer des heures à préparer des recettes, trouver des reliques, s’amuser au bonneteau et collectionner des vêtements, la nécessité vidéoludique puis l’intérêt identificatoire font que, comme Edith, on veut comprendre ce qui a pu arriver à notre famille sans passer la nuit dans cette demeure hantée par toutes ces morts tragiques.

 

 

Le moteur du joueur n’est ainsi pas seulement la curiosité, mais une fascination pour le mal favorisée par la variété du gameplay (donc des formes que ce mal peut prendre), et c’est bien ce qui m’a d’emblée passionné après quelques minutes à me demander à quel ennui je m’étais condamné : la capacité de What Remains à nous faire accomplir des actions que notre morale réprouve, que nous n’avons aucune envie d’accomplir, et que malgré tout nous accomplissons parce qu’il le faut, parce que revivre le moment où tout a basculé pour nos ancêtres ne nous octroie pas la capacité magique de changer le passé. La première histoire nous met ainsi dans la peau d’un enfant qui imagine ses métamorphoses en différents animaux, ce qui est assez mignon dans l’idée, même quand il s’agit de poursuivre un pigeon dans le corps d’un chat. Le spécisme entrant dans la danse, nous sommes progressivement de plus en plus éprouvés quand en chouette nous devons pourchasser une « maman lapin », en requin des phoques, et en monstre tentaculaire des êtres humains… Quand tant de jeux profitent de notre incapacité à ressentir de l’empathie pour notre espèce en nous enjoignant sous les prétextes les plus ridicules de réaliser des hécatombes de nos congénères, il suffit de quelques minutes à What Remains pour susciter un sain(t) trouble.

Et qu’il est doux d’être enfin à nouveau troublé par un jeu vidéo qui, pour dirigiste qu’il soit, n’aurait assurément pas le même impact s’il ne nous mettait pas aux commandes de ces êtres condamnés, ou plutôt aux commandes du destin qui les mène injustement à leur perte. What Remains jouit pleinement de l’avantage d’être un jeu vidéo pour nous faire passer en une seconde de la plus douce innocence au sordide le plus grinçant, du plus drôle au plus grave, pour justifier une inventivité et une prétention poétique qui compensent largement sa faible interactivité. Et à défaut de nous promettre des gains de niveaux et des boss exigeants, il bénéficie pleinement de sa « non-jouabilité » pour nous forcer à avancer, avancer parce qu’il est impossible de faire autre chose, pour conjurer les mauvais souvenirs, pour conjurer la malédiction, pour vivre en assumant le pire, envers et contre tout.