Je pense que la plupart des joueurs de jeux multijoueurs seront d’accord avec moi : accuser son adversaire de jouer un personnage trop fort est une excuse de choix pour justifier une défaite, et il est en effet monnaie courante que de remettre en question l’équilibrage d’un jeu (surtout quand ça nous arrange). Mais pourquoi équilibrer un jeu ? Cela sert-il vraiment le but premier du jeu, qui est de s’amuser ?
[divider]Le concept d’équilibrage dans les jeux[/divider]
Définissons d’abord quelques termes : qu’est-ce-qu’un jeu équilibré, qu’est-ce-qu’un jeu juste et qu’est-ce-qu’un jeu symétrique ? Un jeu est dit équilibré quand il propose aux différents joueurs un certains nombres de stratégies viables. C’est-à-dire qu’il n’existe pas qu’une seule façon de gagner la partie et qu’il est alors possible de s’adapter au jeu de l’adversaire sans pour autant se retrouver léser du fait de jouer une stratégie différente. Un jeu juste est un jeu qui offre à ses joueurs des chances de victoire égales. Par ses mécaniques, un jeu juste ne doit donc pas offrir un clair avantage à l’un des deux joueurs, quel que soit le moment de la partie.
Enfin, un jeu symétrique est un jeu qui donne aux joueurs les même possibilités stratégiques, c’est-à-dire que les joueurs ont à leur disposition les mêmes mécaniques de jeu. Le cas contraire, on dira qu’il est asymétrique. Un jeu n’est toutefois jamais parfaitement symétrique ou asymétrique, on dira plutôt qu’il penche d’un côté ou de l’autre. Dans son ensemble, l’équilibrage d’un jeu doit tenir compte de ces trois concepts, ce qui n’est pas toujours facile, et on peut se retrouver avec des jeux qui ne sont ni équilibrés, ni justes et à tendance asymétrique. Mais ce ne sont pas forcément de « mauvais » jeux, puisque tendre vers un équilibrage « parfait » ne sert pas toujours l’expérience de jeu.
[divider]Équilibrage et expérience de jeu[/divider]
Le principe premier d’un jeu étant de s’amuser, il va de soi que l’équilibrage doit servir le côté intéressant et amusant du jeu. C’est pourquoi des jeux trop bien équilibrés n’ont parfois aucun intérêt. C’est par exemple le cas de pierre-feuille-ciseau, dont les trois coups sont viables et à probabilités de victoire égales, ce qui en fait un jeu équilibré et juste, et dont les joueurs disposent des mêmes mécaniques de jeu, ce qui le fait tendre à l’extrême vers le côté symétrique. Cependant, le jeu n’a aucun intérêt ludique puisqu’il ne stimule plus les compétences du joueur. Le jeu des échecs en compétitif a le même souci aujourd’hui du fait de l’âge du jeu, quasiment toutes les stratégies viables étant connues. Le jeu étant équilibré, juste et penchant vers la symétrie, un bon joueur d’échec aujourd’hui est celui qui connaîtra par cœur plus de stratégies et de séquences de coups que son adversaire et pas celui qui saura le mieux s’adapter au jeu de son adversaire en cours de partie, ce qui était, à la base, le principe du jeu d’échecs. On en perd alors l’intérêt.
À l’inverse, trop déséquilibrer un jeu n’est pas sain pour autant. Un jeu qui n’offre pas des stratégies du même degré de viabilité à ses joueurs en lésera forcément certains au profit d’autres, ce qui ne favorise pas une expérience de jeu satisfaisante. C’est là le travail du game designer, qui doit s’assurer de bien doser l’équilibrage de son jeu pour le rendre inintéressant.
[divider]Contre-stratégie, mindgame et jeux à informations incomplètes[/divider]
Les méthodes d’équilibrage sont multiples mais une idée centrale reste celle de « contre-stratégie ». Dans un jeu multijoueur, le meilleur moyen de gagner est de trouver la stratégie optimale, mais si cette stratégie n’a pas de moyen d’être contrée, alors on perd la dimension ludique du jeu. C’est parfois le cas sur certains patchs de League of Legends, où un personnage peut devenir clairement meilleur que tous les autres sans véritable moyen d’être contré : pourquoi sélectionner un autre champion quand je peux en prendre un qui sera meilleur que mon vis-à-vis quoiqu’il arrive ? C’est là que la notion de contre-stratégie entre en jeu. Si dans League of Legends, chaque champion possède un contre efficace, alors on peut considérer que le jeu est équilibré et juste tout en penchant vers l’asymétrie, sans pour autant ruiner l’expérience de jeu.
Le concept d’information dans les jeux est également très important. Dans la branche des mathématiques de la théorie des jeux, on en compte quatre types :
- les possibilités d’action des autres joueurs : si je joue au Milles Bornes, mon adversaire a-t-il une botte dans sa main ?
- les gains résultant de ces actions : sur League of Legends, l’équipe adverse vient de tuer tous les membres de mon équipe, vont-ils faire le Baron ou vont-ils prendre la tour au mid ?
- les motivations des autres joueurs : sur Starcraft II, le joueur adverse envoie-t-il une sonde dans ma base simplement pour scout ou bien compte-t-il poser un proxy ?
- ses propres possibilités d’action : au poker, quelles combinaisons de cartes ma main de départ va-t-elle me permettre d’obtenir ?
La plupart des jeux multijoueurs sont appelés des jeux « à informations incomplètes », c’est-à-dire qu’au moins une de ces quatre informations est inconnue lorsque le joueur prend une décision. Il lui appartient alors de deviner les intentions de son adversaire à partir des informations dont il dispose et d’adapter ses décisions en conséquence, ce qui rejoint l’idée de contre-stratégie.
Intervient alors ce que nos amis anglophones appellent le « mindgame ». Si une contre-stratégie n’a pas elle-même de contre, on revient alors au point de départ, où le jeu n’a plus d’intérêt. Il faut donc des contres à ces contres, jusqu’à arriver au point où l’on ne plus être certain de ce que va faire l’adversaire. Ce dernier étant dans la même situation, on alors peut manipuler les informations dont il est susceptible de disposer, pour l’amener à utiliser une certaine stratégie plutôt qu’une autre par exemple, et tourner la situation à notre avantage : on use alors de mindgame. Cela apparaît très clairement dans les jeux de combat comme Street Fighter ou les jeux de stratégie comme Starcraft. Ainsi, permettre le mindgame à l’aide d’un nombre suffisant de stratégies et contre-stratégies viables, c’est faire de son jeu un jeu équilibré.
[divider]Le niveau des joueurs[/divider]
Un autre aspect important dans l’équilibrage d’un jeu est de considérer le niveau des joueurs. En effet, un jeu faisant s’affronter des vétérans contre des néophytes peut paraît injuste et desservir l’expérience de jeu. Le débutant perdra alors à tous les coups et le joueur habitué n’obtiendra que des victoires faciles. Afin que tout le monde puisse profiter du jeu, deux méthodes sont majoritairement employées dans les jeux multijoueurs.
La première est de faire jouer des gens du même niveau entre eux, comme pour les systèmes Elo de Starcraft II ou League of Legends : plus on gagnera, meilleur sera l’adversaire et à l’inverse, si l’on perd, on tombera contre un adversaire moins fort.
La deuxième méthode est de déséquilibrer volontairement le jeu en offrant aux débutants des stratégies optimales sans réelles contre-stratégies. Certains jeux de stratégie, comme Age of Mythology, proposent par exemple des systèmes « d’handicaps », permettant aux jeunes joueurs d’amasser des ressources plus vite pour les aider à face face à des joueurs chevronnés.
[divider]L’intérêt du déséquilibrage[/divider]
Malgré tout, le déséquilibrage reste un moyen efficace de rendre un jeu attractif, voire addictif. C’est d’ailleurs une chose très prononcée dans les jeux en ligne. League of Legends est une fois de plus un très bon exemple : imaginons que Riot décide de rendre volontairement Galio surpuissant (avouez-le, on en rêve tous). Galio sera alors un champion de prédilection sur lequel la majorité des joueurs va s’entraîner, mais la communauté ne tardera pas à se plaindre de la prédominance du champion, que Riot affaiblira dans une mise à jour ultérieure pour faire plaisir aux joueurs. Ce sera alors au tour d’un autre champion de devenir surpuissant, comme Taric, et les joueurs devront alors apprendre à jouer Taric, et ainsi de suite. On maintient alors un intérêt pour le jeu, qui ne reste pas statique, mais propose des expériences variées en renouvelant ses mécaniques fortes.
Tout n’est donc pas noir ou blanc quand on parle de l’équilibrage d’un jeu, celui-ci restant un outil du game designer pour rendre son jeu intéressant, et pas un but en soi. Il ne s’agit pas de faire un jeu parfaitement équilibré ou totalement déséquilibré, mais de bien doser de façon à faire du jeu une expérience agréable pour tous les joueurs.
Ce qui est dit sur les échecs est faux. Le simple fait qu’un joueur joue en premier nécessite une adaptation du second joueur.Et jouer une série de coup sans tenir compte des variations de l adversaire est souvent voué à l echec.