Sherlock Q System, l’énigme scénarisée de poche
Le climat socioludique semble favorable aux expériences dites « kleenex », c’est-à-dire aux jeux que l’on ne pratique qu’une fois, après quoi il n’y a plus qu’à attendre plusieurs années d’en avoir oublié l’histoire et les énigmes, à les vendre ou (mieux encore) à les offrir. Cela pouvait prendre la forme des formellement ambitieux T.I.M.E. Stories, des technologiquement inventifs Unlock!, des vraiment uniques Exit (puisqu’on les plie/les déchire), des plus classiques Deckscape, bientôt des Undo…
Bien sûr, outre la qualité du jeu, l’un des principaux arguments de vente était la comparaison entre son prix et celui d’un escape game (une vingtaine d’euros par joueurs pour une heure), évidemment favorable au jeu de société. En outre, il semblerait qu’il s’agit de plus en plus de proposer des objets compacts, aisés à mettre dans son sac voire sa poche, aisés à enseigner et à jouer, et malgré tout intenses. Même les Unlock!, originellement vendus par boîtes de trois scénarios, se déclinent aussi en petites boîtes individuelles, T.I.M.E. Stories change bientôt de formule pour un matériel plus modeste et des règles plus fluides…
Les Sherlock Q System édités par Enigma Studio et localisés par l’excellent studio Geek Attitude Games (Dicium, Taverna, Not Alone, Crisis…), participent pleinement à cette mode avec leurs boîtes de 32 cartes à 8 euros. Je ne parle d’ailleurs pas du tout péjorativement de « mode », et me réjouis au contraire que tant d’auteurs choisissent le jeu de société comme medium pour raconter des histoires complètes, la concurrence de tous ces systèmes les incitant également à être originaux, ou au moins particulièrement efficaces dans le leur.
J’ai pu tester trois Sherlock Q System, Le Parrain, 13 Otages et Propagation, et suis donc ravi de vous présenter les petites boîtes qui m’ont accompagné pendant ces vacances. 13 Otages et Propagation sont dus à Martí Lucas Feliu et Josep Izquierdo Sánchez, Le Parrain à Jesùs Otero (bien que la tranche de la boîte l’attribue aux mêmes auteurs que les deux autres). Le Parrain et Propagation sont illustrés par Amelia Soles tandis que 13 Otages l’est par Alba Aragón. Ils s’adressent à 1 à 8 enquêteurs (idéalement 3 à 5) de 10 ans et plus, pour des parties d’une petite heure.
Sherlock en une heure et sans Sherlock
Dans Sherlock Q System, les joueurs incarnent des détectives chargés d’enquêter sur des affaires criminelles très diverses. Après ouverture de la boîte, on lit ainsi attentivement les quelques lignes de contexte, ou on les écoute en flashant un QR Code qui nous emmène vers leur version audio. Je recommanderais de les écouter la première fois par souci d’immersion, mais de bien garder le texte à disposition pour s’y reporter en cas de doute.
Dans 13 Otages, une bijouterie est braquée et ses clients et employés pris en otage, mais quand la police intervient, elle ne trouve que les otages et pas les bijoux…
Dans Le Parrain, un honnête marchand d’huile d’olive vient de mourir, mais l’homme d’affaires est soupçonné de tremper dans des trafics mafieux, et sa mort pourrait très bien ne pas être naturelle…
Dans Propagation, un incendie ravage un laboratoire, menaçant ses employés. Sur quoi travaillaient les laborantins ? Y aurait-il un lien entre leurs recherches et le feu ?
Comme on le voit, on est très vite mis face à une situation intrigante que l’on a naturellement envie de démêler.
Pour cela, on pose au centre de la table la carte n°1 face visible, une illustration pour nous mettre dans l’ambiance, puis chacun pioche trois cartes (ou deux à six joueurs et plus).
Si un enquêteur est d’emblée persuadé d’avoir une carte importante, il la pose au centre de la table avec l’aval de ses collègues. Puis dans le sens des aiguilles d’une montre, on se contentera de poser une carte face visible devant tout le monde ou d’en défausser une face cachée, puis d’en piocher une nouvelle jusqu’à épuisement de la pile.
Durant la partie, on ne peut évidemment pas parler des cartes que l’on a en mains, sauf quand une information y est soulignée ou y apparaît sur un bout de papier. Sans la révéler exactement, on peut alors dire aux autres enquêteurs que l’on possède une carte en lien avec les mots ainsi mis en valeur, ce qui peut permettre de réfléchir aux informations que l’on trouvera pertinentes. On peut cependant évoquer tant que l’on veut des cartes exposées afin d’échafauder des théories, qui permettront aussi de mieux réfléchir à l’intérêt de ce que l’on a en main, les auteurs ayant bien sûr pris un malicieux plaisir à multiplier des fausses pistes qui, au début, ne sont pas du tout évidentes.
On conçoit déjà pourquoi le jeu est moins intéressant à partir de six : n’avoir que deux cartes en main limite considérablement le choix et son appréhension des événements. De trois à cinq, on a le choix, on a des doutes, on les partage et on réfléchit, de façon à peu près équilibrée puisqu’on a tous des informations potentiellement importantes en main.
Une fois les 32 cartes jouées et/ou défaussées, on s’assure qu’au moins six cartes ont été défaussées, sans quoi la partie est déjà perdue.
Puis on regarde tout ce que l’on a devant soi et l’on élabore ensemble une théorie en tentant de créer des liens entre les informations exposées. Vous vous dites peut-être alors que la partie ne peut pas durer plus d’un gros quart d’heure, s’il ne s’agit que de poser une trentaine de cartes. C’est que l’on ne se rend pas tout de suite compte de l’importance de cette phase de discussion, où débrouiller la situation, trier les cartes, distinguer fausses pistes et informations pertinentes s’avère effectivement une phase en soi, d’autant plus intéressante à jouer que l’on ne peut négliger aucun enquêteur.
Il est en effet enfin possible de parler des cartes que l’on a défaussées, sans toutefois les revoir ou les montrer, si l’on s’aperçoit que ce qui paraissait sans intérêt en gagne soudain à la lueur des hypothèses émises. C’était évidemment indispensable, déjà parce qu’il pouvait être très difficile pour un enquêteur de tenir sa langue pendant la partie, alors lui demander de continuer à taire des informations alors qu’il devient évident qu’elles vont s’avérer cruciales serait dommageable ludiquement et thématiquement. En outre, c’est une jolie manière de limiter les joueurs alpha, l’équipe ne pouvant gagner si elle occulte quelque joueur que ce soit.
Ce n’est qu’une fois que l’on s’est à peu près mis d’accord sur une histoire cohérente que l’on ôte un petit autocollant du feuillet de règles pour dévoiler dix questions à choix multiples, dont il est d’ailleurs tout à fait possible qu’elles interrogent des points auxquels on n’avait pas du tout réfléchi ! Parfois d’ailleurs parce que les questions elles-mêmes tentent de nous mettre sur une fausse piste dans leur formulation ou les solutions proposées, ce qui est évidemment fin et très amusant. On note les réponses de l’équipe et on a enfin accès aux réponses et explications.
Sherlock Q System fait très bien les choses, en exposant longuement les faits, et surtout, en précisant à chaque fois quelle carte donnait quelle information, et donc comment il fallait la connecter aux autres. On regarde ensuite la liste des bonnes réponses, en gagnant deux points pour chacune, et la liste des cartes inutiles, qui font perdre chacune un point si on l’avait révélée, et donc que l’on avait induit le groupe en erreur.
Enfin, on compare son score avec celui de Lestrade, de John Watson, d’Irène Adler, de Mycroft et bien sûr de Sherlock Holmes, pour voir duquel de ces personnages on se rapproche le plus.
Où est Sherlock dans Sherlock Q System ?
On pouvait être d’abord dubitatif sur le titre du jeu, Sherlock Q System, dont les intrigues n’ont après tout aucun lien avec Sherlock Holmes. Il semble en fait s’agir de faire allusion au système du culte Sherlock Holmes, Détective conseil sans le citer trop explicitement et s’exposer à des poursuites judiciaires. On retrouve en effet l’idée des questions que l’on n’apprend qu’à la fin, de la perte de points si l’on avait perdu du temps à explorer des pistes inutiles, et de la comparaison du score avec le détective victorien.
Au lieu d’enquêtes de trois heures, au cours desquelles la prise de notes était essentielle et la dimension littéraire très appuyée, Sherlock Q System propose cependant un jeu beaucoup plus direct et franchement interactif. Il a même le luxe de corriger quelques errements de son illustre modèle, puisque quand on est face à une question à laquelle on n’avait pas du tout pensé, on peut tout de même tenter une réponse, quand dans Détective Conseil, on n’avait simplement pas un seul élément (ni la motivation de refaire la longue enquête pour tenter de voir où l’on avait manqué une piste complète).
Surtout, dans Détective Conseil, on avait souvent du mal à comprendre comment Sherlock Holmes était parvenu à résoudre l’enquête. Une solution nous disait bien par quelles pistes il était passé, mais on se rendait parfois compte qu’il n’avait aucune raison d’interroger si vite un témoin essentiel vers lequel rien ne le conduisait encore, ce qui pouvait sembler injuste et un peu frustrant. En outre, on ne nous donnait pas toujours toutes les explications sur les questions subsidiaires, nous assénant un score sans satisfaire notre curiosité.
Cela pouvait nuire à la conclusion de parties pourtant passionnantes, et il faut évidemment louer Enigma Studio d’avoir perçu ces lacunes et de les avoir rectifiées dans cette version express et modernisée du jeu culte. Notons pour ne pas être injuste que Sherlock Holmes, Détective Conseil ne cesse de se moderniser boîte après boîte, et je pense sincèrement que la prochaine (sur les Francs-tireurs de Baker Street) sera aussi excitante que les précédentes tout en se montrant plus heureuse sur ces quelques points. Le verdict bientôt !
Sherlock Q System, plus fort que Sherlock Holmes ?
En s’inspirant de Sherlock Holmes, Détective Conseil, Sherlock Q System tente de livrer une expérience narrative et déductive d’une petite heure dynamique et intense, parfaitement satisfaisante (quand son modèle pouvait s’avérer un peu frustrant) et relève très bien le défi. La variété des mystères et des ambiances proposées peut naturellement en faire préférer certaines à d’autres, mais garantit surtout une agréable variété d’un scénario à l’autre. On notera également un effort de mise en scène des informations, pourtant essentiellement textuelles, alors même que le coût très faible des boîtes laissait attendre des illustrations plus sobres encore. Enigma Studio et Geek Attitude Games ont trouvé la bonne formule pour d’excellents moments à partager et à offrir !
Et j’ai désormais bien hâte de tester les trois premières boîtes, déjà acclamées, Dernier Appel, Mort un 4 juillet et La Tombe de l’archéologue !