Inis – la lutte somptueuse pour le titre d’Ard-Ri des terres celtes !
Si vous suivez un peu cette chronique, vous avez dû vous apercevoir qu’il y a quelques éditeurs dont on suit les sorties de particulièrement près, parce que leur qualité constante, l’émerveillement qu’ils parviennent souvent à susciter, ont quelque chose de naturellement magnétique pour qui aime le jeu de société moderne, sa richesse et sa beauté. Et Matagot est naturellement dans le haut du panier du haut du panier : ses localisations très récentes de Wingspan et Root (dont on parle bientôt) font indéniablement partie des sorties les plus exceptionnelles de ces derniers mois, avant cela, Western Legends, Kemet (et son excellente extension Seth), Scythe, Aeon’s End, Orléans, sont autant de classiques, sans même avoir besoin d’évoquer 13 Jours, Meeple Circus, Charterstone, Sonar Family… Apprendre que l’un des jeux les plus populaires de l’éditeur, Inis, puisait dans les mythes celtiques irlandais, avait de quoi faire naître la curiosité la plus vive, surtout avec les illustrations somptueuses de Jim Fitzpatrick. Le jeu de Christian Martinez est-il à la hauteur des standards élevés établis par les autres productions de Matagot ?
Destiné à deux à quatre prétendants au titre d’Ard-Ri (idéalement quatre) de 12 ans et plus (bien que la boîte indique 14) pour des parties d’une demi-heure à une heure, Inis est vendu 47 euros 90. Le jeu dispose également d’une extension, Seasons of Inis, dont il sera question dans un article prochain !
L’Irlande celtique
Pour imposer une lutte d »influences sur des territoires dans l’Irlande celtique, déjà faut-il des territoires à conquérir. On commence donc en formant une pioche face cachée composée des 16 tuiles Territoire, dont on pioche autant de tuiles que de joueurs pour les placer face visible et adjacents entre eux au centre de la table. Pour une première partie, les règles conseillent un placement initial selon le nombre de joueurs, ainsi qu’une liste de tuiles à placer sous les autres pour éviter de les piocher trop tôt – puisque ces lieux sont dotés de capacités, il peut être moins intuitif de les prendre en compte trop vite. Une idée évidemment très appréciable, puisqu’elle permet de s’initier aux règles d’Inis sans renoncer à la moindre règle ou tuile, seulement en s’assurant de pouvoir assimiler le jeu plus aisément.
À chaque Territoire correspond une carte Avantage, révélée à proximité de la zone de jeu, les autres Avantages constituant une pile face cachée. Non loin de cette pile, on place celle des 17 cartes Action, dont certaines sont ôtées quand on ne joue pas à 4. Une troisième pioche face cachée est constituée par les Récits épiques. On garde également à disposition les marqueurs Exploit, Prétendant et Festivités.
Il est alors temps de s’intéresser aux joueurs, dont chacun choisit une couleur et prend les douze figurines de clan correspondantes. On détermine aléatoirement celui qui commence à porter le titre de Brenn (« chef » en gaulois). Celui-ci choisit lequel des territoires en jeu est la Capitale et y situe la grande citadelle et un sanctuaire. Il lance également le jeton Vol des corbeaux pour décider dans quel sens on jouera, une petite surprise fort sympathique pour coller au thème tout en ajoutant une originalité inattendue. Dans ce sens et en commençant par le Brenn, chaque joueur place 1 clan sur le territoire de son choix, puis le fait à nouveau. Au cours de la partie, le joueur qui possède le plus de clans sur un territoire en devient immédiatement le chef, une égalité maintenant cependant sa neutralité.
La mise en place est rapide, et à vrai dire d’autant plus plaisante à réaliser qu’il est particulièrement agréable de manier le matériel d’Inis. Comme on s’en doute à la seule boîte, un soin absolument remarquable a été apporté à sa joliesse, et entre les territoires très immersifs, les très grandes cartes dont les 63 illustrations (toutes uniques !) rappellent Rosinski, Mucha et Wyeth, les figurines assez bien détaillées, et surtout de quatre types différents alors que cette variété n’est que cosmétique, on se trouve bien face à l’un des plus beaux objets ludiques que je connaisse – merci à l’artiste irlandais Jim Fitzpatrick, par ailleurs auteur du fameux portrait du Che que l’on voit régulièrement sur les t-shirts et sweats de nos contemporains les moins communistes !
Un tour de jeu d’Inis est composé de deux phases, l’Assemblée et la Saison.
L’Assemblée elle-même est divisée en six étapes à réaliser dans l’ordre.
Tout d’abord, le joueur dominant le territoire où se trouve la capitale devient le Brenn. En cas d’égalité, le Brenn ne change pas – même si l’égalité se fait entre deux autres joueurs et que le Brenn n’a aucun clan sur ce territoire !
Puis on vérifie si un joueur a rempli l’une des conditions de victoire : soit être chef territoires totalisant la présence de six clans ennemis, être simplement présent sur des territoires comportant un total de six sanctuaires, être simplement présent sur au moins six territoires. On comprend que cela peut aller vite si l’on n’y regarde pas de très près ! Plus précisément, on compare le nombre de conditions de victoire remplies par les joueurs possédant un marqueur Prétendant (voir plus bas). Ceux qui n’en possèdent pas n’entrent pas en ligne de compte. Il est possible grâce aux cartes Barde et Maître Artisan de recevoir des Exploits, chacun représentant une unité d’une condition de victoire au choix du joueur (cela réduit ainsi la présence de clans ennemis dominés, le nombre de sanctuaires et de territoires où il faut être présent). En cas d’égalité, le Brenn l’emporte. En cas d’égalité entre joueurs non-Brenn, les marqueurs Prétendant sont perdus et le tour se poursuit.
Les joueurs récupèrent ensuite la carte Avantage des territoires dont ils sont chefs.
À la quatrième étape, le Brenn lance le jeton Vol des corbeaux pour déterminer l’ordre de tour, qui peut ainsi changer d’un tour sur l’autre pour ajouter un intéressant élément d’incertitude.
Enfin, les joueurs récupèrent des cartes Action en deux temps. À trois et quatre joueurs, le Brenn distribue quatre cartes à chacun. Les joueurs en conservent une puis donnent les trois autres à leur voisin, puis en conservent deux et en passent deux à leur voisin, puis en conservent trois et en passent une à leur voisin. À deux joueurs, le Brenn distribue trois cartes Action aux joueurs, qui en passent deux, puis en passent une. La main de trois cartes constituée est mise de côté, et le processus répété, pour une main finale de six cartes au lieu de quatre. On pourra regretter que la règle pour deux joueurs soit reléguée en fin de manuel comme une variante, alors que la règle pour trois ou quatre se trouve à l’emplacement attendu de description de l’étape, un choix curieux bien qu’il ne soit pas gênant en fin de compte dans un livret aussi court (10 pages) et clairement présenté par ailleurs.
En tout cas, le draft est très bienvenu pour ajouter de l’interactivité et de la tactique là où, sans cela, règnerait le hasard du tirage, et il est d’autant plus intéressant dans Inis qu’à quelques exceptions volontaires près, aucune carte n’est réellement faible, de sorte que l’on se débarrasse avant tout des cartes ne correspondant pas à notre manière d’envisager le tour à venir.
Pendant la phase de Saison, le Brenn joue une carte Action, Récit épique ou Avantage. Le joueur suivant choisit de jouer une carte lui aussi, de passer (mais il pourra à nouveau jouer si son tour revient, une manœuvre intéressante pour s’adapter au tour des autres, bien que risquée si tout le monde passait) ou de se déclarer Prétendant s’il remplit une condition de victoire (le marqueur ainsi obtenu prend note de son état, même s’il venait à ne plus remplir cette condition à la prochaine assemblée). Quand tous les joueurs ont passé consécutivement, toutes les cartes Action des joueurs sont défaussées, les cartes Avantage sont reposées si leur propriétaire n’est plus chef du territoire correspondant, et on passe au tour suivant.
La guerre des clans
Pour l’instant, Inis paraît sans doute un peu léger, et on conçoit que ses subtilités tiennent dans les cartes des joueurs et leurs effets très divers. Certaines (marquées d’un Triskel) sont par exemple des réactions à des actions et cartes, et peuvent donc être jouées gratuitement au moment où leur condition de déclenchement s’applique, comme le Geis qui annule une carte Action adverse, Lug Samildanach, qui permet de récupérer une carte Action qui vient d’être jouée (par soi ou par un autre) ou Mine de sel qui octroie une carte Action au hasard dans la main d’un adversaire en échange d’une carte de sa propre main.
Par ailleurs, certaines cartes peuvent déclencher un conflit, soit suite au déplacement de clans vers un territoire déjà occupé (comme la Migration) soit sans déplacement (comme la Morrigane). Dans tous les cas, un camp est désigné comme l’envahisseur. À tour de rôle, et en exceptant l’envahisseur, les clans présents sur le territoire envahi peuvent se réfugier dans une citadelle, à raison d’un clan par citadelle, et ainsi ne pas participer au conflit.
À tour de rôle et en commençant par l’envahisseur, les joueurs impliqués dans le combat vont effectuer une manœuvre, et ce, jusqu’à la fin du conflit, qui peut advenir faute de combattants ou suite à l’accord général des belligérants, dans une résolution plus diplomatique.
La première de ces manœuvres est logiquement l’attaque : le joueur désigne un adversaire, qui perd un clan ou défausse une carte Action de sa main. La deuxième est la retraite : le joueur répartit librement ses clans vers des territoires voisins dont il est le chef (ce qui ne déclenche pas de nouveau conflit). La troisième est l’application de récits épiques spécifiques aux manœuvres. La geste de Cuchulain détruit par exemple deux clans si le joueur n’a plus qu’un clan dans la bataille ; la Voix d’Ogma met fin au conflit.
Et c’est tout : il n’est pas question de récompenser le « vainqueur du conflit » et d’ajouter des points de règles, la bataille n’a pas d’autre but que de rééquilibrer la présence des clans, et c’est d’ailleurs pour cela qu’elle peut s’achever sans attaque et quand les joueurs le souhaitent. Voilà qui est autrement plus satisfaisant que s’il fallait le jouer aux dés par exemple, compter le nombre d’attaquants et de défenseurs, donner un marqueur aux destructeurs de clans adverses et en faire une condition de victoire… Aux joueurs de déterminer le degré d’agressivité de leur partie d’Inis, une touche de modernité étonnante qui rend le jeu bien moins prévisible et linéaire que ce que l’on aurait pu craindre d’une lutte d’influences !
Inis, Haut-Roi du jeu de lutte d’influence ?
Bien sûr, ce qui frappe d’emblée avec Inis, ce sont les illustrations somptueuses de Jim Fitzpatrick, qui relèvent admirablement le thème celtique du jeu, le déplacement dans les paysages inoubliables de l’Irlande réelle et fantasmée, les évocations de véritables mythes locaux… Pleinement immergés dans l’univers, on n’en comprend qu’avec plus de plaisir les règles faciles, mais très malines, intégralement construites autour d’une interactivité qui est loin d’être aussi agressive que celle de Kemet par exemple. Au contraire, une certaine douceur se dégage d’Inis, aussi ardents que soient les joueurs à réclamer le titre d’Ard-Ri, aussi vicieux soient-ils dans les surprises concoctées dans leurs mains pour leurs adversaires, aussi variées et surprenantes que les situations se révèlent tout après tout, partie après partie.