Flamme rouge – et si l’un des meilleurs jeux de société portait sur le… cyclisme ?

 

Je ne suis pas de ceux qui regardent le Tour de France, ni même de ceux qui s’intéressent aux résultats, et si je ne connais guère que les noms d’Eddy Merckx, Fausto Copi et Lance Armstrong, je ne crois pas avoir vu une seule de leurs courses, excepté pour ce dernier dans les images d’archives montrées dans le film The Program de Stephen Frears. Bref, le cyclisme est un sport que je ne connais guère que par les scandales sur le dopage et les Triplettes de Belleville, et dont je ne saurais même pas citer un quatrième nom célèbre, un autre circuit, ou la signification du maillot à pois ou du maillot vert. Aussi, quand j’ai appris l’existence d’un jeu de société sur le sujet m’en suis-je logiquement tout à fait désintéressé. Je ne doutais pas de ses qualités ludiques, simplement de pouvoir accrocher à un jeu dont l’univers me parlait si peu. Mais j’en ai entendu le plus grand bien, encore et encore, je l’ai vu classé 25ème meilleur jeu « familial » (pour les huit ans et plus, en trente minutes) et surtout 229ème meilleur jeu de tous les temps sur le site BoardGame Geek – et il en existe plus de 100.000, extensions comprises. Il y a un moment où le ludophile doit dépasser ses préjugés les plus ridicules et s’intéresser à un jeu au succès aussi tonitruant (après tout, n’avoir aucun intérêt pour la course de voitures ne m’a jamais empêché d’apprécier et pratiquer Mario Kart !).

Disponible pour un peu moins de 40 euros, Flamme rouge est donc un jeu de société conçu par Asger Sams Granerud, illustré par Ossi Hiekkala et édité par les Finnois de Lautapelit. Localisé par Gigamic (Cosmic Factory), il s’adresse à deux à quatre amateurs de cyclisme, de bons jeux de société ou des deux.

 

Flamme rouge

Pas de Tour de France sans France

Comme le rappelle le très clair et très concis livret de règles, la Flamme rouge désigne le drapeau placé au début du dernier kilomètre d’un circuit, une étape naturellement déterminante pour les cyclistes qui savent dès lors qu’ils peuvent donner tout ce qu’il leur reste d’énergie. De fait, dans Flamme rouge, il s’agira d’apprendre à ménager ses forces pour soudain accélérer à l’approche de la ligne d’arrivée, un thème finalement assez original.

Pour commencer une course cycliste, il faut déjà décider du circuit où elle se tiendraFlamme rouge en propose six, Avenue Corso Paseo, Ronde van Wevelgem, le Col du Ballon, Firenze-Milano, la Haute Montagne, La Classicissima. Tous sont composés des vingt-et-une tuiles de la boîte, mais agencées différemment : outre les lignes de départ et arrivée, on met en place sept lignes droites, six virages légers et six virages serrés. En plus de cela, chaque tuile est recto-verso, le verso ajoutant certaines difficultés de parcours sur lesquelles on reviendra. Seule l’Avenue Corso Paseo est exempte de ces difficultés, ce qui la rend plus recommandable pour une première partie – même si vous aurez vite envie de jouer avec des montées et descentes ! Et il va de soi qu’une fois les règles comprises, rien ne vous empêche d’assembler librement les tuiles dans l’ordre de votre choix et en utilisant les deux faces de chacune, de créer vos propres circuits.

Une fois le circuit installé, chaque joueur prend deux figurines de cycliste d’une même couleur, un rouleur et un sprinteur (leur position sur le vélo est différente et une lettre sur leur dos rappelle leur fonction), et un plateau individuel. Sur les emplacements dédiés, il place les decks Énergie des deux coureurs.

En commençant par le dernier joueur à être monté sur un vélo, tous placent leurs deux cyclistes en position de départ, sachant que, comme on le verra, on n’a pas nécessairement intérêt à les poser devant tous les autres.

Flamme rouge

S’économiser et tout donner

Un tour de Flamme Rouge dure rarement plus d’une trentaine de secondes, et on n’imagine pas plus simple, une fois qu’on en a compris les quelques subtilités.

Chaque joueur commence par piocher les quatre premières cartes de son rouleur ou de son sprinteur, au choix, et en pose une face cachée devant lui, tandis que les autres sont replacées sous le deck face visible. Puis il fait de même avec son autre coureur. L’ordre dans lequel on décide de piocher les cartes est donc crucial : on pourra choisir la carte du deuxième coureur en fonction de celle du premier, mais le premier aura bien moins de visibilité. Il faut donc réfléchir par rapport à plusieurs facteurs : tout d’abord l’ordre dans lequel les coureurs vont jouer, du mieux placé au moins bien placé (et quand deux joueurs partagent une case, le joueur sur la file de droite est le mieux placé), la distance entre les coureurs, la stratégie probable des autres joueurs, et les chances qu’on a de piocher certaines cartes, l’aide de jeu rappelant le nombre qu’on possède de chacune dans les deux decks.

Pendant la phase de mouvement, on dévoile donc les cartes dans l’ordre du classement, et on fait avancer le coureur correspondant du nombre de cases apparaissant sur la carte. S’il arrive sur une case libre, il se place spontanément sur la file de droite, s’il arrive sur une case dont les deux files sont déjà occupées, il s’arrête derrière.

La phase finale commence par le retrait de la partie des cartes jouées ce tour-ci. Autrement dit, il n’est pas bon de gaspiller les 9 de son Sprinteur, mieux vaut les garder pour surprendre les autres dans les derniers tours (la flamme rouge) puisqu’on ne retrouvera jamais une carte déjà utilisée pour un déplacement.

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C’est alors qu’on applique l’aspiration, première vraie subtilité du jeu, l’aspiration : s’il y a exactement une case libre entre deux groupes de coureurs, le deuxième groupe avance d’une case de façon à se placer juste derrière le premier. Un « groupe » peut être constitué d’un seul coureur ou de plusieurs, quelle que soit leur équipe, la seule condition étant qu’ils forment un bloc ininterrompu, qui peut être troué par une file de gauche vide, mais pas par la vacuité d’une case entière. On commence toujours par opérer l’aspiration sur le groupe en bas de classement, et par remonter jusqu’à la tête de course, un même groupe pouvant bénéficier de plusieurs aspirations dans le même tour s’il est collé à un groupe bénéficiant lui-même d’une aspiration. Il s’agira donc de ne pas gaspiller sans réfléchir ses cartes les plus fortes, mieux vaut souvent avancer à petits pas pour se placer derrière ses adversaires ou l’autre coureur de son équipe et ainsi bénéficier de cette poussée « gratuite ». Mais il serait trop facile d’utiliser à chaque tour l’un de ses coureurs pour aspirer l’autre. D’une part, les cartes ne le permettent toujours pas, d’autre part, rien n’empêche un adversaire de s’intercaler, auquel cas nos deux coureurs ne seront plus espacés d’une case vide !

La deuxième subtilité de Flamme rouge réside dans l’émulation de la fatigue des coureurs. Si en fin de tour la case devant un coureur est vide, on pioche une carte Fatigue correspondant au coureur et on la place dans sa défausse (avec les cartes vues au début du tour, mais pas utilisées). Quand la pioche sera vide, on mélangera la défausse pour en faire la nouvelle pioche, de façon à y intégrer les cartes Fatigue. Et si l’on a joué toutes les cartes de son deck, que la pioche et la défausse sont insuffisantes à piocher les quatre cartes du début du tour, on comble sa main avec autant de cartes Fatigue… Ces cartes ont toutes une valeur de 2, et s’avèrent donc très handicapantes en ce qu’elles réduisent le choix que l’on a en début de tour. Il est tout à fait possible de finir le circuit sans (trop) de cartes Fatigue et sans avoir épuisé son deck, à condition de réussir à faire aspirer ses cyclistes pour économiser leurs cartes les plus fortes.

Si Flamme rouge peut faire redouter une certaine répétitivité (on ne fait finalement rien d’autre que ce que je viens de décrire pour parcourir environ 70 cases), on est en fait très vite absorbé par le calcul de ses mouvements, ses déductions sur les mouvements des concurrents, son désespoir au moment de piocher une carte Fatigue ou d’échouer une aspiration. Il faut de surcroît rappeler qu’on peut intégrer à son circuit des tuiles Montagne. En montée, il sera impossible d’avancer de plus de cinq cases à la fois (toute carte de valeur supérieure sera considérée comme un 5) et de profiter ou de faire profiter d’une aspiration (logique). En descente en revanche, on ne peut avancer de moins de cinq cases, chaque carte plus faible (même une carte fatigue) comptant comme un 5. On gagne en variété et en plaisir au prix d’une addition de règles assez minime, et rendue d’autant plus assimilable qu’elles sont très clairement représentées sur les tuiles.

Quand au moins un joueur a franchi la ligne d’arrivée à la fin de la phase finale, on met fin au tour. On regarde alors, parmi ceux qui y sont parvenus, qui l’a dépassée du plus de cases, cinq au maximum. Et en cas d’égalité, c’est le coureur sur la file de droite qui fait remporter la course à son équipe. Imparable.

Flamme rouge

Flamme rouge, de quoi réconcilier avec le cyclisme ?

Flamme rouge est très étonnant en ce qu’il ne se vend pas très bien : un thème pas très sexy, même pour un cycliste qui trouvera assurément curieux d’adapter une pratique sportive en jeu de plateau, des illustrations correctes, mais enfin plutôt pas très jolies que vraiment jolies, une stratégie qui semble tenir au hasard du tirage des cartes, du choix du premier et du deuxième coureur, et des décisions incontrôlables de ses adversaires… Mais il suffit de quelques tours pour s’apercevoir à quel point cela fonctionne, pour ses mécaniques et pour l’ambiance suscitée. La mise en place du circuit est à vrai dire déjà plaisante, grâce à un matériel de très bonne facture, à sa judicieuse thématisation, et les règles et subtilités s’expliquent immédiatement et sans doute possible. Puis la dimension tactique apparaît, peut-être avec plus d’évidence, plus de rapidité, à deux joueurs qu’à quatre, mais plus on est nombreux et plus on craint que les aspirations sur lesquelles on compte tant soient bloquées, et plus on tente d’échapper au peloton au risque de la fatigue, donc plus il y a de tension… Au lieu du jeu de déplacement froid que l’on pouvait craindre, on se prend à observer le jeu des adversaires pour les narguer en profitant de chaque aspiration, leur infliger des fatigues, et à s’applaudir de ses belles actions, ce qui est toujours un excellent signe dans un jeu de société : malgré sa simplicité (et grâce à elle), il est évident que Flamme rouge encourage la prouesse plutôt que le hasard, et constitue l’un des meilleurs jeux pour initier les enfants à la programmation tout en suscitant les parties les plus enragées chez les adultes ! J’ai donc très hâte d’en tester les extensionsMétéo et Peloton, qui promettent de relever agréablement la dimension tactique du jeu, le plaisir qu’il procure, sa variété et sa rejouabilité !