Welcome – triomphe et perversion du roll and write
Dans le monde socioludique, on entend beaucoup que 2018 a été l’année du jeu solo. On n’est pas si loin d’en faire l’année du jeu narratif ou du deckbuilding. Une autre tendance s’est cependant affirmée avec une énergie inattendue, celle du roll and write, dans la lignée du mythique Yahtzee. Inattendue parce le système en est si basique qu’on en imagine difficilement des itérations novatrices ou même particulièrement intéressantes : lancer des dés pour cocher des cases, rien de bien folichon. Et pourtant, les propositions ludiques dans ce genre sont légion ces derniers temps, jusqu’à l’adaptation en roll & write de quelques classiques. Si on s’était déjà penché sur Oh mon Château, il est temps de s’intéresser au gros succès du genre, le Welcome des Toulousains de Blue Cocker, un roll & write… sans dés.
On doit à Benoît Turpin et aux pinceaux d’Anne Heidsieck (Argh, Meeple Wars, When I Dream…) cette idée curieuse qui se mue en véritable tour de force quand on voit que Welcome est jouable d’un à cent, pour des parties d’une petite demi-heure et à partir de 10 ans. Vendu à 19 euros 50, Welcome a même été élu jeu de l’année par deux des trois ludothécaires de la boutique et chaîne YouTube du Passe Temps, au-dessus donc de Détective et autres Unlock! Aussi aurait-il été impensable qu’on ne vous le présente pas sur VonGuru !
Un roll & write… thématisé ?
Un peu comme le jeu à l’allemande (et a fortiori quand il est conçu par des Allemands), le roll & write est un genre socioludique abstrait, sur lequel un thème est plaqué pour donner un semblant de sens à un lancer de dés qui semblerait sans cela bien fade. Welcome fait exception à cette règle, et je pourrais parier que cela a beaucoup contribué à son succès. Le titre complet du jeu est Welcome to your perfect home : on y incarne des urbanistes des années 1950 qui, en plein boom démographique aux États-Unis, doivent ériger sur trois rues les plus beaux quartiers, comportant nombre d’habitations, réparties en lotissements et idéalement agrémentées de piscines et de parcs. Tout cela en respectant les plans de la ville pour livrer un résultat plus probant que leurs concurrents.
Et pour rendre cela aussi chaleureux que possible, Anne Heidsieck a fait des merveilles. Comme elle le raconte dans son carnet d’auteur, elle s’inspire notamment des publicités d’alors pour le graphisme général et les symboles, extrêmement lisibles, transformant même les quatre aides de jeu en autant de grandes cartes postales absolument délicieuses, jusqu’au détournement de l’affiche de La Mort aux trousses (North by Northwest) qui, en référence au nom de l’éditeur, devient Le Cocker aux trousses (Cocker by Cockerwest), et n’hésitant pas à inverser la charge régulièrement misogyne des codes publicitaires de l’époque sur la couverture. Les règles mentionnent d’ailleurs le souci de parité qui a animé l’équipe dans la conception du jeu, le genre de remarque qu’on pourrait trouver grossier, mais qu’il est assurément encore bon de faire afin que les lecteurs prennent conscience du poids politique de choix aussi dérisoires que le refus du masculin neutre au profit de « un ou une », « le ou la »…
Son travail s’ajoute à celui de Blue Cocker pour faire d’emblée excellente impression, le matériel étant aussi joli qu’il donne une impression de qualité, ce qui est encore une fois loin d’être une constante dans le roll and write, surtout pour ce prix-là. Si Welcome contient enfin 100 feuilles très joliment colorées sur lesquelles écrire, il est heureusement possible de jouer sur une tablette ou d’imprimer de nouvelles feuilles ici.
Un roll & write… sans dés ?
Ce qui est plus loin encore d’être une constante dans le roll and write, c’est l’absence de dés à faire rouler.
Le matériel consiste en effet en feuilles de marque, des représentations du quartier dont chaque joueur récupère un exemplaire sur lequel il sera amené à écrire avec son crayon (non fourni) ; trois piles de 27 cartes travaux, face numéro visible ; trois cartes plan face visible (un plan n°1, un n°2, un n°3), les autres étant reposées dans la boîte pour plus de rejouabilité. Ces dernières présentent des objectifs (construire toutes les maisons d’une rue, ou deux lotissements de six maisons…) rapportant plus de points au premier joueur qui les remplit qu’aux autres.
Au début de chaque tour, on dévoile la première carte de chaque pile de travaux pour la déposer à côté de ladite pile. La face « cachée » porte un numéro, la face « visible » (tout juste dévoilée) un pictogramme. On obtient ainsi trois combinaisons numéro-picto, et chaque joueur doit en choisir une, ce qui n’empêche pas les autres de choisir la même.
Welcome n’étant pas interactif (chaque joueur joue « dans son coin », ne regardant la feuille des autres que pour s’effrayer de leur succès), Benoît Turpin a eu la judicieuse idée de rendre les tours simultanés, et donc de nous épargner d’attendre pendant le tour inintéressant d’un adversaire au profit d’un inestimable dynamisme. C’est également cette absence d’interactivité qui permet de jouer à deux exactement comme à cent, une élégante manière de puiser dans une apparente « faiblesse » une force et une originalité indéniables.
À peu près simultanément, les joueurs inscrivent donc le numéro choisi dans l’une de leurs maisons. Mais. Un même numéro ne peut pas apparaître deux fois dans la même rue (logique). Et les numéros doivent apparaître dans l’ordre croissant (logique aussi). Cela n’empêche pas de sauter des maisons (pour ne pas se coincer en juxtaposant 1 et 10) ou de sauter des numéros (pour ne pas se coincer en laissant trois maisons entre 1 et 5, alors qu’il ne faut pas trop compter réaliser une suite parfaite), du moment que l’ordre croissant est respecté sur l’ensemble de la rue. Si le numéro ne peut cependant pas être inscrit – cela arrive souvent en fin de partie, où l’on espère généralement les numéros parfaits pour combler ses vacances, et où évidemment il est de plus en plus rare de tomber sur ces numéros parfaits – on coche une case Refus de permis.
Après avoir dessiné le numéro, l’urbaniste peut réaliser l’action se trouvant sur la carte dévoilée de la même pile. Ces effets sont au nombre de six. Le géomètre érige une barrière entre deux maisons de son choix de la même rue, ce qui délimite un lotissement : un ensemble d’une à six maisons sans aucune vacance et se situant entre deux barrières rapportera ainsi des points en fin de partie.
L’agent immobilier augmente la valeur de ces lotissements en barrant la première case non barrée de la colonne de son choix dans la partie Agence immobilière de sa fiche. Un lotissement d’une seule maison vaut ainsi normalement 1 point, mais en appliquant le pouvoir de l’agent, le joueur peut barrer le 1, ce qui ne laissera visible que le 3 de la colonne des lotissements d’une maison, qui vaudront donc toutes 3 points.
Le paysagiste coche le premier arbre non-coché au bout de la rue où a été construite la maison ce tour-ci. Chacun des trois parcs aura à la fin de la partie la valeur la plus faible parmi celles qui n’auront pas été cochées.
Neuf maisons de la feuille personnelle comportent des piscines. Avec l’action fabricant de piscine, et uniquement si on vient d’inscrire un numéro sur l’une de ces neuf maisons, on estime la piscine construite et on coche la piscine suivante dans l’échelle des piscines. Elles ne valent d’abord rien, mais parvenir à construire les neuf piscines rapporte 36 points !
L’agence d’intérim augmente ou diminue de 1 ou 2 le numéro de la maison construite, seul moyen de descendre à 0 ou de monter à 17 (alors que la carte la plus forte porte le numéro 15). On coche alors une case intérim, et à la fin de la partie, le joueur en ayant coché le plus (ayant le plus fait travailler ses compatriotes) gagnera sept points, le deuxième quatre, le troisième un.
Enfin, Numéro bis autorise la construction d’une maison supplémentaire, à côté d’une autre maison dont la nouvelle portera le même numéro. Une bonne manière de compléter une suite même sans tomber sur la bonne carte, d’autant que l’on peut réaliser des bis, ter, etc. En revanche, cette facilité dénature l’élégance du quartier et fait cocher une case de l’échelle Bis, ce qui ôtera des points en fin de partie !
On l’aura compris, si Welcome comporte une partie de hasard dans le tirage des cartes, il s’agit avant tout d’un jeu à choix assez proche de certains jeux à l’allemande. On peut bien entendu appliquer les effets sans réfléchir, sans réelle stratégie (et il est difficile au cours des premières parties d’en envisager de sérieuses), mais même ainsi, on réfléchit au moins au numéro des maisons, qu’il est impossible de prendre à la légère. Les joueurs les moins concentrés ou les plus jeunes sont ainsi toujours investis dans la partie du jeu la plus universellement abordable, le temps d’assimiler petit à petit l’autre partie.
Une partie de Welcome s’achève de trois manières : un joueur a rempli les trois objectifs, un joueur a construit toutes les maisons de ses trois rues, un joueur coche son troisième refus de permis. Dans les trois cas, les architectes comptent leurs points (pour les lotissements, piscines, parcs, objectifs, intérimaires, moins les bis et les refus) avec une étonnante aisance compte tenu de la salade de points que cela représente, puisque les feuilles de marque servent de feuilles de score, et qu’on y a déjà coché au fur et à mesure de la partie les différents impacts sur son score. En cas d’égalité (déjà peu courante j’ai l’impression), l’architecte possédant le plus de lotissements complétés l’emporte, puis celui qui possède le plus de lotissements de taille 1, de taille 2, de taille 3, et ainsi de suite.
Bienvenue dans les variantes
Comme une très grande partie des jeux contemporains, Welcome propose son lot de variantes, en l’occurrence très satisfaisantes.
À commencer par la possibilité de jouer seul, pour chercher le meilleur score possible. Et cette fois pas d’échelle, on ne compare son score qu’avec ses résultats passés (ou avec les résultats des autres). Pour préparer la variante, on utilise un nouvel élément, la carte Solo, mélangée à l’une des deux piles Travaux, cette dernière étant ensuite placée au-dessous de l’autre pour constituer un unique deck. Quand cette carte sera piochée, on ne pourra plus obtenir le maximum de points des plans (la concurrence nous aura devancé), d’où cette idée de mise en place qui fait de sa pioche une surprise désagréable, mais forcément restreinte à la deuxième moitié du deck et donc de la partie. Au début d’un tour, l’urbaniste pioche trois cartes travaux, et en choisit une pour son numéro, et l’autre pour son pouvoir. Puis il défausse les trois et joue le tour suivant, jusqu’à épuisement de la pile, construction de toutes les maisons, complétion des trois plans ou troisième refus de permis. Seule différence pour le décompte final, le recrutement d’intérimaires rapporte 7 points si six cases ou plus ont été cochées, aucun sinon.
La variante solo est très habile, altérant au minimum les règles du jeu, acceptant la pression de la pioche hasardeuse de la carte solo tout en en limitant l’importance, bref en offrant une expérience plus nerveuse et combinatoire que les règles habituelles, si satisfaisante qu’on pourrait imaginer Welcome en jeu uniquement solitaire. Ce qui est bien sûr très rare dans le jeu de société, où les modes solo sont souvent assez arides, ou imposent une fastidieuse et décourageante mise en place.
La version avancée ajoute des objectifs plus techniques et une seule addition aux règles, le droit de construire un rond-point (dans la limite de deux ronds-points par quartier) en plus d’une maison et de l’application d’un effet. Ce rond-point comble une vacance, et s’entoure à sa droite et à sa gauche de barrières. Surtout, coupant la rue en deux, il en fait deux rues à la numérotation indépendante : à droite du rond-point, on pourra recommencer une portion de rue à partir de 1. Un si bel avantage n’arrive pas sans son prix, trois points de victoire si l’on en construit un, huit si on en construit deux.
La variante experts (cumulable avec la version avancée) se joue avec une pioche unique de cartes travaux, face action visible (donc numéro caché), et une carte solo donnée aléatoirement à l’un des urbanistes (qui sera systématiquement le premier à piocher toutes ses cartes). Au début du premier tour, chacun pioche trois cartes, et en choisit une pour son numéro, l’autre pour son effet. La troisième carte est donnée au voisin de droite. Aux tours suivants, on ne piochera donc que deux cartes. La principal atout de la variante est naturellement l’interactivité qu’elle permet, le sentiment que les autres existent, l’attention à leur quartier pour ne pas leur donner de carte trop arrangeante, sans pervertir trop profondément le jeu (on peut toujours piocher les cartes qui nous arrangent, indépendamment de la mesquinerie de notre voisin de gauche). Il ne faut d’ailleurs pas hésiter à utiliser directement la variante avec un petit groupe qu’un jeu sans interactivité aucune pourrait refroidir.
Moins sérieusement, et tout aussi délicieusement, évoquons le diplôme proposé par Blue Cocker et mis à disposition ici. Il s’agit simplement d’une liste d’objectifs pour encourager habilement à enchaîner les parties et le mieux possible – on sait à quel point les « succès » et autres trophées constituent en soi une motivation pour les joueurs.
Welcome à Welcome
Il m’a fallu du temps pour me laisser convaincre d’essayer Welcome, son absence d’interactivité, son système de jeu abstrait, son thème apparemment plaqué, ne me donnaient vraiment pas envie. À force de l’entendre partout et sincèrement vanter, il fallait que je me laisse tenter et que j’admette mon erreur. Rapide, finement combinatoire, très joli et même tout à fait amusant quand on jubile de tomber enfin sur le numéro tant rêvé, ou que l’on constate le gouffre qui sépare les réalisations de deux joueurs au cours de la même partie (donc avec le même tirage de cartes), parfait en solitaire, et probablement parfait dans une multitude de formats fantaisistes (à cent, dans des défis sur YouTube ou TricTrac…), Welcome est un jeu de société important pour l’année socioludique 2018, un vrai roll & write malin, sans doute duplicable mais avec une identité visuelle et mécanique forte. Et si l’on peut s’autoriser une touche de pragmatisme, l’un des jeux importants de 2018 les moins chers et les plus accessibles !