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Cuzco, le jeu mégalo ?

Cuzco, le jeu mégalo ?

 

Wolfgang Kramer est simplement l’auteur ayant reçu le plus souvent le Spiel des Jahres, récompense la plus prestigieuse du monde socioludique, avec cinq trophées, deux pour ses travaux avec Michael Kiesling. Ce dernier en a reçu un troisième cette année en même temps que le prestigieux As d’Or de Cannes pour un jeu dont vous n’avez pas pu manquer d’entendre parler, Azul. Parmi leurs nombreuses collaborations, l’une des séries les plus célèbres de l’historie du jeu de société, la « trilogie des masques », composée de TikalJava et Mexica. Malgré leur thème enchanteur, tous trois peuvent aujourd’hui paraître un peu rugueux comme vieux jeux à l’allemande, un genre cultivant ses graphismes désuets – on en a eu plus d’un exemple dans notre chronique, par exemple avec Isle of Skye, Caverna… Or de même que la Boîte de Jeu a tenté de redonner un coup de jeune à Montana ou Matagot à Port Royal, Super Meeple est connu pour ses ambitieux liftings (Amun-ReU.S. Telegraph) et a soigneusement réédité Tikal et Mexica. Manquait Java, auquel ils s’attaquent en lui redonnant le titre (et l’univers) originellement souhaité par Kiesling et Kramer, Cuzco, lui redonnant sa cohérence entre deux autres jeux sur les anciennes civilisations mésoaméricaines.

Un superbe travail d’édition d’un gros jeu a naturellement son prix, en l’occurrence 52 euros 90. Mais lisez ce test avant de juger hâtivement qu’il est excessif, et apprêtez-vous à découvrir ce chef-d’oeuvre historique du jeu de société à l’allemande, destiné à deux à quatre dignitaires incas de douze ans et plus (même si la boîte indique quatorze), pour des parties d’une heure à une heure et demie.

 

Cuzco Super Meeple

 

Le site de Cuzco, lieu à cultiver et civiliser

Cuzco ne vous demande pas de construire la ville de Cuzco, au Pérou, mais le territoire de Moray, à 50 kilomètres de la capitale des Incas, jardin et grenier « à blé » de la Vallée sacrée. Forcément, jeu à l’allemande oblige, il fallait trouver un espace se prêtant aux cultures, à la gestion, à l’économie, mais ce choix est également plus pertinent, puisque les joueurs, des dignitaires incas, y bâtissent des villages agricoles dont ils doivent essayer de faire des villes prospères et des centres spirituels de la région. Regrettons seulement que le vainqueur soit nommé « Empereur », une habitude ludique (il faut toujours être sacré chef ou roi) aux relents monarchiques qui n’a pas un grand sens thématique ici, et qui aurait habilement été reformulé en « meilleur serviteur de l’Empereur » (comme dans Xi’An). 

Le Moray est un vaste plateau de 150 cases, plus trois bassins d’irrigation. Cela se tient : les Andes sont étroites et les espaces civilisés engoncés entre le vide et les montagnes, de sorte que le moindre carré doit être exploité idéalement. Plus précisément, chaque construction réduit le potentiel du plateau, augmentant une spécialité au détriment de toutes les autres. Ce plateau est entouré par une piste de Prestige, où les chiffres n’apparaissent que toutes les cinq unités et sont séparés par des symboles incas (tortues, lianes, étoiles…), une excellente manière de ne pas exagérer la présence des chiffres arabes dans un univers mésoaméricain.

 

 

Comment bâtir une civilisation andaise

Chaque joueur commence son tour en posant un terrain sur le plateau, ce qui lui coûte 1 Point d’Action (PA). Il a le droit à chaque tour à 6 PA et a le choix entre dix actions, coûtant toutes entre 0 et 2 PA. Il peut les réaliser plusieurs fois (sauf exceptions), dans l’ordre de son choix… mais tout point non utilisé sera perdu à la fin du tour. Enfin, tous les dignitaires incas disposent en début de partie de trois jetons PA supplémentaires, trois permissions impériales utilisables une seule fois par tour, et chacune une seule fois dans la partie.

La première action consiste donc à placer un terrain (1 PA), qu’il soit simple, double ou triple (donc occupe une, deux ou trois cases). Les terrains simples et doubles émanent de sa réserve personnelle (chaque joueur possède deux terrains simples village, trois terrains simples culture, et cinq terrains doubles), les terrains triples de la réserve commune. Un terrain peut être posé sur un espace vierge ou sur un espace déjà occupé, à condition de ne pas recouvrir exactement une tuile de même forme (il crée ainsi une terrasse) et de ne pas surplomber partiellement le vide. Il est cependant interdit de recouvrir une case occupée par un bassin, un Inca ou un temple, et de relier deux villes avec un terrain ville/village : les villes ne peuvent pas fusionner, mais elles peuvent s’agrandir en absorbant des villages. Enfin, un terrain peut déborder le plateau à condition que l’une de ses cases au moins recouvre le plateau (c’est donc impossible avec une tuile simple) et que l’on paye 1 PA par case débordant de la sorte le site de Cuzco.

Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième actions (oui, cela va vite) consistent à déplacer un Inca. Chaque dignitaire a à son service douze meeples Inca, qu’il peut mouvoir, faire entrer et sortir. Pour faire entrer ou sortir un Inca sur le site par le côté forêt du plateau, il paye 1 PA, par le côté montagne, 2 PA (l’action est naturellement plus exigeante et donc longue), toujours en passant par une tuile terrain adjacente logiquement adjacente au bord du plateau. Un Inca peut se déplacer gratuitement sur un terrain de même type, y compris en changeant de niveau, mais doit payer 1 PA pour changer de type de terrain (passer d’une ville/village à une culture ou inversement), et ne peut jamais passer par un bassin, une case vide, un temple, une case occupée par un Inca adverse. Il peut traverser les Incas de son propriétaire sans s’arrêter sur la même case.

 

 

Les sixième et septième actions consistent à construire et agrandir un temple pour gagner des Points de Prestige (PP). Pour construire un temple dans un village, il faut y posséder l’Inca le plus haut. En cas d’égalité, le deuxième Inca le plus haut, etc. On pose alors pour 1 PA la base d’un temple sur un terrain village libre, ce qui transforme aussitôt le village en ville. Un temple doit toujours une valeur égale ou inférieure au nombre de cases dans la ville qu’il occupe, aussi n’est-il pas possible de construire un temple (dont le niveau le plus bas vaut 2 points) sur une case village seule. A contrario, dans un village de dix cases, on peut d’emblée construire pour 1 PA un temple valant dix points points, le maximum. Faut-il préciser que les joueurs se battent pour ne pas laisser à leurs adversaires une telle opportunité, donc en tentant de le bloquer par une invasion d’Incas ?

Une ville ne peut comporter qu’un temple, mais celui-ci peut être agrandi une fois par tour de joueur, toujours par celui dont l’Inca est le plus haut, même s’il n’est pas celui qui a construit le temple. Chaque agrandissement coûte 1 PA, et ne peut être réalisé que si le niveau du nouveau temple (donc 4, 6 ou 8) est inférieur ou égal au nombre de cases dans la ville. Dans tous les cas, construire ou agrandir un temple rapporte immédiatement autant de PA que la valeur de ce temple : qu’on construise un temple de valeur 4 ou qu’on améliore un temple de valeur 2 en posant l’étage de valeur 4, on gagne 4 PP.

Notons qu’en superposant les tuiles, on peut évidemment couper une ville, et donc baisser le nombre de cases qu’elle contient. Si une partie sans temple se dégage ainsi, elle devient un village, tandis que le temple ne perd pas d’étages même s’il y a désormais moins de cases que sa valeur. Il faudra simplement agrandir à nouveau la ville pour améliorer le temple – une autre bonne manière d’empêcher un adversaire d’agrandir un temple dans une ville où il est sans conteste le plus haut.

La huitième action permet de poser un bassin d’irrigation de la réserve sur une case vide du plateau pour 1 PA. Ce bassin peut être posé à côté d’un autre bassin pour l’agrandir, mais pas au bord du plateau. En effet, il faut que le bassin soit entièrement entouré de cases terrain pour qu’on regarde qui, sur ces cases, a l’Inca le plus haut. Son propriétaire gagne 3 PP par bassin, mais des PP qu’on ne partage pas, et qui sont simplement perdus en cas d’égalité – on n’est pas dans Carcassonne.

La neuvième action consiste à piocher une carte fête pour 1 PA, et peut être réalisée au maximum deux fois dans le même tour. Au début de la partie, après en avoir distribué trois à chaque joueur, on avait dévoilé la première carte fête de la pioche, il peut la choisir ou en piocher une autre, donc inconnue.

La dixième action permet gratuitement d‘organiser une fête, une seule fois par tour et après toutes les autres actions, dans une ville où le joueur possède un Inca. Les autres joueurs présents dans la ville choisissent de participer ou non à la fête. L’organisateur joue devant lui les cartes fête qu’il souhaite, si aucun autre ne participe, il gagne d’emblée des PP, sinon dans l’ordre du tour, les autres jouent également des cartes de leur main à condition que leur valeur soit égale ou supérieure, jusqu’à ce que tout le monde passe. On compare les cartes ainsi posées à la carte fête au-dessus de la pioche. Celle-ci indique une ou deux reliques à posséder. Le joueur ayant le plus de reliques de ce type sur ses cartes gagne un nombre de PP qui dépend de la valeur du temple et des éventuelles égalités. Dans une ville au temple de valeur six, le vainqueur remporte par exemple 3 PP s’il est seul, ou chacun des vainqueurs gagne 2 PP s’ils possèdent autant de points. On défausse les cartes fête jouées, on remplace la carte du dessus de la pile par la suivante, et on place un disque solaire sur le temple, indiquant qu’aucune fête ne pourra plus être célébrée dans la ville à moins qu’il ne soit agrandi.

 

 

Le plus grand Empereur de l’aire inca

Quand un joueur utilise la dernière tuile terrain triple, il achève son tour, et compte ses points, pendant que les autres jouent aussi une dernière fois avant de compter les leurs à tour de rôle. Pourquoi ne pas compter tous les scores en même temps ? Pour la simple raison que l’on va prendre en compte la hauteur des incas dans chaque ville, et que cette situation peut évoluer au cours du dernier tour.

Quand un joueur procède à son décompte, il gagne autant de PP que la valeur des temples des villes où son Inca est le plus haut. En cas d’égalité avec un Inca adverse, on regarde le deuxième Inca, et en cas de nouvelle égalité, il gagne tout de même ses points. Puis il gagne la moitié de la valeur des temples des villes où l’un de ses Incas est en deuxième position, même s’il y a égalité. 

Il va de soi qu’un autre joueur pourrait ensuite à son tour se placer au plus haut d’une ville. Il gagnerait alors les points correspondants, sans léser ceux qui étaient les plus haut lors de leur propre décompte.

Quand tous les dignitaires ont joué et avancé leur pion sur la piste de Prestige, celui qui en a le plus devient l‘Empereur de la Vallée sacrée. En cas d’égalité, on ne départage pas les joueurs qui ont bien mérité le trône et organise un co-règne… ou une nouvelle partie pour distinguer le meilleur gestionnaire d’une autre région du site de Cuzco.

 

 

On comprend déjà pourquoi JavaCuzco est une merveille du jeu à l’allemande. Le nombre de dix actions peut effrayer au début, mais on est très loin de Wendake ou même de Western Legends, ces choix sont rapides, intuitifs et on risque finalement assez peu d’analysis-paralysis, compte tenu de leur simplicité. Il n’y a après tout que trois manières de gagner des PP, les bassins, les temples et les fêtes, et deux types d’environnements pour nous aider à les gagner, les villages/villes et les cultures. La salade de points est rudimentaire, et d’autant plus accessible à un enfant d’une douzaine d’années que le peu de variété et la grande joliesse des pièces mettent immédiatement en valeur les différentes manières de gagner. Même les pictogrammes des aides de jeu leur paraîtront limpides après quelques explications pour les déchiffrer !

Finalement, la seule raison qui pourrait justifier la restriction de Cuzco aux quatorze ans et plus est sa longueur, qui peut surtout se faire sentir à deux joueurs, mais ne devrait rebuter aucun joueur patient, quel que soit son âge, tant le charme exercé par la simplicité de Cuzco, et ses aspects malgré tout impitoyables, est d’emblée évident. Il s’agit d’ailleurs d’un aspect qui m’a très agréablement surpris, une interactivité forte et constante, les joueurs passant leur temps à comparer leur hauteur et leur présence aux autres, et à s’enquiquiner en plaçant leurs meeples là où il ne faut pas, en profitant des tuiles, des bassins et même des tuiles des autres… Comment ne pas se réjouir de ce que Super Meeple remette à l’honneur (et de façon si séduisante) ce jeu de placement efficace, à la limite de la férocité ?

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