Critique de La Servante écarlate
Nous voilà aujourd’hui partis sur la trace d’une production récente datant d’avril 2017 : The Handmaid’s Tale réalisée par Bruce Miller. Vous ne l’ignorez sans doute pas, chez VonGuru, nous sommes amateurs de dystopies en tout genre : qu’il s’agisse de Seven Sisters, de la série Netflix 3%, ou encore de The Circle, High-Rise, ou Black Mirror, nous apprécions découvrir chaque fois quelques univers particuliers sous postulat de savoir ce qui se passerait si… Sous couvert de ce conditionnel, des mondes à la fois proches et lointains, mais aussi et surtout de profondes réflexions sur la nature humaine et son avenir plus ou moins immédiat. Accueillie très favorablement par la critique, The Handmaid’s Tale semblait à première vue disposer de nombreux ingrédients nécessaires à une grande réussite dystopique ( 8.6 sur IMDb, 8.1 sur SensCritique, 4.5 sur Allociné, rien que ça). VonGuru vous livre donc aujourd’hui son avis sur cette série particulière.
L’avis de Caduce : The Handmaid’s Tale – Une dystopie de trop ou un réel renouveau ?
Si les amateurs du genre découvrent toujours avec plaisir le scénario d’une nouvelle dystopie, force est de constater que la multitude de récentes productions en la matière pourrait laisser à penser que la vague s’essouffle, et que le sujet finira par s’épuiser peu ou prou, à force d’explorer les possibles univers aussi décalés que sombres. Ajoutez à cela la sortie d’œuvres marquantes et poignantes qui haussent le degré d’exigence en terme de récits dystopiques (pour ma part, Black Mirror ou encore Les Fils de l’Homme), et vous voilà devant The Handmaid’s Tale, à la fois curieux de découvrir la nouvelle pépite de contre-utopie et inquiet d’en être déçu.
Pour remonter aux origines de la série, The Handmaid’s Tale est tout d’abord l’adaptation à l’écran du roman de Margaret Atwood de 1985, La Servante écarlate. Le récit relate ici la vision d’un futur proche du notre (voire immédiat) où notre société totalitaire, alors en déclin en termes de naissances, aurait catégorisé les femmes en trois castes distinctes : les Épouses, les Marthas et enfin les Servantes. The Handmaid’s Tale, comme son nom l’indique, s’intéresse donc au destin de l’une de ces servantes, à son histoire tant dans le monde « d’avant » que dans ce renouveau répressif et glaçant.
Voilà pour le synopsis de base. La Servante écarlate nous présente donc ici, comme remède à l’infertilité suicidaire du monde, une nouvelle façon de reprendre les choses en main : les épouses, stériles, sont des femmes en apparence aisées et d’un bon niveau social, chargées de diriger le foyer qu’elles occupent. Les Marthas s’occupent quant à elles de la logistique et de la bonne tenue de la maison (ménage, préparation des repas…). Les servantes, enfin, sont parmi les dernières femmes fertiles de la société. À la suite d’une éducation stricte et avilissante, elles sont placées dans le foyer d’une épouse et de son mari, avec comme objectif d’apporter à la maison un enfant alors conçu avec ledit époux, au cours de la « cérémonie » formelle et ritualisée d’un accouplement forcé. Terrifiant, inhumain, emprunt de désespoir : The Handmaid’s Tale est tout cela et bien plus encore.
Le but n’étant pas ici de spoiler les diverses péripéties de l’intrigue, nous nous intéresserons donc davantage aux différentes clés de réflexion ainsi qu’aux points forts, points faibles qui façonnent le récit de La Servante écarlate. En premier lieu, nous évoquerons donc l’originalité toute relative de l’intrigue : la fin du Monde par le déclin de naissances n’étant pas nouveau tout comme son pendant inverse, il était légitime de se demander en quoi l’intrigue de The Handmaid’s Tale se différencierait de ses frères et sœurs dystopiques : la réponse réside principalement, comme dans tout bon récit du genre d’ailleurs, dans la richesse de l’univers proposé.
Si l’on ne prêtait guère attention au préambule de la série qui nous situe clairement dans le contexte actuel, la suite de la série semble nous plonger tout droit dans une époque révolue, typiquement dans une sorte de 19-20ème siècle. Sauf qu’il n’en est rien bien sûr, et que le look d’ensemble (longues robes austères pour les femmes, système patriarcal répressif, obscurantisme, fanatisme religieux…) n’est là que pour imager le décalage entre l’ancien et le nouveau monde : une dictature sans scrupules qui place la femme au cœur du problème de l’humanité, à la fois fautive et seule capables d’apporter la Rédemption. The Handmaid’s Tale narre donc son récit sous la répétition de rituels, citations religieuses d’un nouvel ordre, et d’une controverse sociétale sans précédent, en suivant l’une des servantes (anciennement June sous notre monde actuel) mais aussi de certaines de ses comparses. En ligne de mire, de profondes réflexions sur tout ce que suppose l’univers bien sûr (religion, relation au pouvoir, à la servitude, au « bien » national…) mais aussi sur la condition féminine et sur de touchantes et terrifiantes pistes concernant la maternité et le devoir de l’homme. Il serait enfin cruel de ne pas mentionner l’excellente interprétation du trio de tête épouse-mari-servante, respectivement interprété par Elisabeth Moss (Top of the Lake, Mad Men…), Joseph Fiennes (American Horror Story), et Yvonne Trahovski (Dexter…); sans oublier Samira Wiley (Orange Is The New Black) et Alexis Bledel (Sin City) combatives et touchantes servantes.
Heureusement, malheureusement, La Servante écarlate ne satisfait pas tous les suffrages : en premier point faible de la série (et également comme le principal), on parlera du rythme du récit. Car si The Handmaid’s Tale regorge d’instants précieux et précis, d’une réalisation et d’un univers aussi captivant que soigné, la série s’essouffle un peu à chaque épisode. Oscillant entre lesdits instants rares et bénéfiques à la série, et autres séquences plus plates et insignifiantes, la dystopie ne parvient pas à maintenir le spectateur en haleine de façon permanente. Peu de cliffhangers aussi qui donnent envie d’y revenir, et aussi quelques pistes scénaristiques évidentes (pas de spoiler qui tienne, on sait tous et toutes que June finira par tomber enceinte : reste la question du quand) qui ternissent l’ensemble d’un tableau pourtant prometteur. Enfin, et en dernier lieu, on parlera des nombreux flashbacks sur le monde d’avant. Si ils demeurent utiles (quoiqu’une ellipse totale similaire au roman La Route peut faire un effet certain) ces derniers alourdissent le récit par leur longueur ainsi que certaines propensions à verser dans un pathos facile et attendu : tout cela n’était pas nécessaire à l’attachement que l’on acquiert peu à peu pour June, ni à l’efficacité du récit de contre-utopie.
Si nous vous parlons donc aujourd’hui de The Handmaid’s Tale, c’est pourtant que le jeu en vaut la chandelle, bien sûr. Maintenant prévenu des quelques faiblesses (surtout concernant la lenteur de la série), il serait dommage de passer à côté d’un récit dystopique convaincant et assumé dans son propos qui se veut aussi féroce que nuancé, une fois l’ensemble de l’intrigue déroulé. Enfin et en dernier lieu – certains adoreront, d’autres détesteront – The Handmaid’s Tale fait la part belle, bien évidemment, à un sentiment global de féminisme justicier, dans un monde tourmenté qui, malmenant les hommes comme les femmes, place ces dernières au rang de simple outil de production nationale. À voir donc, sans hésiter !
L’avis de Moyocoyani : The Handmaid’s Tale, un cran en-dessous d’Alias Grace et de The Man in the High Castle
Il est toujours excitant de voir un nouveau studio arriver sur un marché saturé par Netflix, HBO, dans une moindre mesure Amazon Prime et quelques autres, et à plus forte raison quand le challenger s’appelle Hulu, que sa réputation dans la vidéo à la demande est assise depuis une décennie et qu’il est possédé à parts égales par Universal, la Fox et Disney. Voilà donc un site qui possède des moyens, des partenariats, des droits, et qui annonce explicitement sa volonté de se lancer dans la production de séries exclusives ambitieuses, dont The Handmaid’s Tale doit être le fer de lance après le semi-échec du pourtant très correct 22.11.63 et avant la série Marvel The Runaways (attendue pour le 21 novembre).
Et il suffit de quelques minutes de visionnage de Handmaid’s Tale (ou même de sa bande-annonce) pour s’apercevoir des revendications esthétiques, narratives et politiques d’une série qui fait tout pour ne pas ressembler au tout-venant, à commencer par son pari dystopique intéressant d’une dictature christiano-patriarcale dans un monde technologiquement très proche du notre, comme s’il pouvait advenir à toute instant, fidèle en cela à la volonté de Margaret Atwood (d’ailleurs productrice de la série), et qui affirmait que Handmaid’s Tale n’était pas de la « science-fiction » mais de la « fiction spéculative », s’appuyant sur les circonstances présentes pour créer un monde possible dans un avenir proche.
Or ce pari m’a laissé de marbre alors même qu’il avait largement participé à susciter mon intérêt pour la série, parce que je n’ai pas ressenti la possibilité de ce monde dans les termes qu’elle décrit. Bien sûr nous vivons dans une société encore largement patriarcale où les succès du féminisme ne suffisent pas à compenser une misogynie rampante et parfois explosive. Tous admettront pourtant que la plupart de ceux qui participent inconsciemment à un système patriarcal se révolteraient à la seule idée d’instaurer un ordre social opprimant aussi explicitement un sexe, a fortiori en fondant cette idéologie sur un fanatisme chrétien trop minoritaire et désuet pour satisfaire les élites participant à un coup d’État.
On me dira que la science-fiction exagère des tendances contemporaines pour favoriser notre prise de conscience, et n’a pas vocation à être pleinement réaliste, et j’en conviens volontiers, mais « l’excès » est omniprésent quand les « tendances contemporaines » restent abstraites dans la caricature de patriarcat qui est proposée. J’ai eu l’impression souvent d’une série écrite par des hommes, conservant le substrat féministe de l’œuvre adaptée mais traitant pour se rassurer les figures masculines avec si peu de nuances qu’on ne peut pas les reconnaître comme des hommes réels, et qu’on ne peut donc y voir la critique que d’une caricature du macho plutôt que de l’état de notre société actuelle. Joseph Fiennes en Commandeur possède par exemple un charisme indéniable, cependant le personnage est si monolithique dans son caractère et l’acteur dans son jeu que je finis par ne plus lui trouver aucune présence, et l’on ne voit pas assez la nouvelle structure sociale et ses conditions d’avènement pour comprendre qui sont ses nouvelles élites, comment elles sont arrivées là, ce qui est tout de même un comble pour une dystopie.
Dans Soumission, Houellebecq montrait avec beaucoup de clarté comment, à notre époque si bien-pensante et si éclairée on pouvait imaginer une idéologie religieuse s’imposant politiquement et assez vite, mais que cela se fasse par une secte chrétienne prenant les armes ne me paraît crédible que dans un totalitarisme dont tout le monde serait conscient, élites, servantes, soldats, pays étrangers, quelque chose de plus grossier que la Corée du Nord, le Turkménistan, la Tchétchénie ou l’Érythrée, et dont la mise en place mériterait assurément un traitement plus consistant que ce qui nous est donné dans The Handmaid’s Tale.
Or c’est à la fois le même problème et un autre problème de la série, son extrême lenteur l’empêche d’être aussi consistante qu’il aurait fallu. Quand on approche de la fin, on découvre avec déception que la série va se prolonger sur d’autres saisons, ce qui n’était pas du tout évident au début et quand on nous affirmait adapter un livre, et il devient alors évident que sa lenteur sert autant de pari esthétique qu’à étirer l’intrigue sans rien résoudre, comme American Gods commençait avec une efficacité exemplaire avant de louvoyer et de se fourvoyer sur la moitié de ses épisodes pour nous en faire attendre la suite.
Le Maître du Haut château avait au contraire parfaitement réussi à étirer l’adaptation d’un roman uchronique sur plusieurs saisons, notamment grâce à plusieurs personnages principaux aux enjeux distincts mais convergeant sans cesse. The Handmaid’s Tale au contraire n’a qu’une héroïne dont le parcours est pour l’heure si prévisible qu’il est difficile de comprendre pourquoi on nous l’expose si lentement, les personnages secondaires ne suscitant absolument aucun intérêt, pas même Nick Blaine (le chauffeur du Commandeur), le seul à être à peu près prometteur. Si les péripéties finales et le dénouement peuvent être plus surprenantes, pour cette première saison il était évident que le personnage principal passerait de la passivité à la révolte, et l’absence de surprise comme de tension est naturellement dommageable quand on s’engage sur une histoire de deux ou trois dizaines d’heures, que ne sauvent pas les rares scènes un peu fortes (le viol ritualisé, la lapidation).
Netflix s’est montré judicieusement opportuniste en proposant quelques mois après The Handmaid’s Tale une autre série adaptée d’un roman de Margaret Atwood, Alias Grace (ou Captive), cette fois plus historique puisqu’elle se situe au milieu du XIXème siècle et nous met face au témoignage d’une immigrée irlandaise au Canada, emprisonnée depuis quinze ans pour le meurtre de ses maîtres. Si les premiers épisodes font trop penser à Katie Tippel ou à cent autres films sociaux sur les misères des domestiques soumis au patriarcat capitaliste, à partir de la moitié, Alias Grace prend de la hauteur en insistant sur le fait que sa narratrice est « incertaine », c’est-à-dire qu’elle arrange évidemment les faits qu’elle relate, transformant même en forces une protagoniste désincarnée et un auditeur libidineux qui n’auraient sinon été que des faiblesses ou des banalités stéréotypées.
Alias Grace double ainsi son féminisme initialement facile, d’abord assez maladroit dans le fond et trop littéraire dans sa forme, d’un véritable intérêt dramatique qui le recouvre et le porte plus efficacement que dans The Handmaid’s Tale. Au dénouement, on est saisi d’avoir été mis face à une réalité complexe, les « vérités » encore très actuelles dont une femme doit savoir se parer pour survivre dans une société d’hommes, plutôt que d’avoir assisté au long déroulement d’un pamphlet platement explicite. Et cela dans une mini-série ne durant que six épisodes en tout et pour tout, réalisée par une femme (Mary Harron, qui avait fait American Psycho), écrite par une femme (Sarah Polley), et rattrapant vite sa lourdeur première.
The Handmaid’s Tale est une série soignée et une arme parfaite contre les excès machistes dont Trump et Weinstein sont aujourd’hui les symboles, devant assurément son succès à un féminisme trop rare dans les productions similaires, mais théorisant trop peu son militantisme pour apporter des pistes de réflexion fines, et très insatisfaisante en tant que série et en tant que narration. Elle a le mérite de mettre au premier plan des préoccupations qui devraient se généraliser, et elle est appelée en cela à être heureusement dépassée, ne serait-ce qu’en se dépassant elle-même si les lauriers ne l’empêchent pas de voir quels défauts elle pourrait corriger pour sa suite.