Qu’est-ce qu’un critique de cinéma ?

 

Arbitre du bon goût dans un monde qui en est désespérément dépourvu, dieu venant apporter aux hommes la Vérité à l’origine du théâtre d’ombres qu’ils ne parviennent pas à dépasser, le critique est un mutant, né avec ce pouvoir sublime de savoir si un film est bon ou non, et de répandre cette bonne parole d’une évidence universelle.

Sauf que nous savons tous que cela est faux. Truffaut disait même (prétendant citer un « slogan américain ») que « tout le monde a deux métiers : le sien et critique de cinéma. », traduisant une telle déprofessionnalisation de la profession de critique que chacun se sent habilité à partager un avis intransigeant, et cette phrase était déjà une évidence avant que l’internet ne permette à chacun de médiatiser son avis grâce aux Allociné, Senscritique et autre Vodkaster, et de pouvoir même s’arroger une influence supérieure à certains médias dits spécialisés !

 

 

L’universelle harmonie de l’aristocratie critique

 

D’abord, et c’est un constat toujours intéressant à faire, les critiques les mieux légitimés, les plus « reconnus », sont rarement d’accord entre eux, et parviennent même à être en désaccord sur les qualités ou défauts d’un film tout en s’accordant sur la note donnée. Prenons quelques exemples frappants : Mooosnlight, Oscar entre autres du meilleur film, a suscité le scepticisme des Cahiers du cinéma et de Chronic’art.com. Si l’on en croit allociné, Spotlight, Oscar du meilleur film, n’a reçu cinq étoiles que du Nouvel observateur, de VSD, de Gala et du Parisien. Direct matin et TF1 News ont réussi à accorder 4 étoiles aux Visiteurs 3, les mêmes font partie des rares revues à avoir beaucoup aimé Batman v Superman. Le Figaro et Première ont peiné à trouver des qualités à Premier Contact mais portent Baby Driver et Dunkerque aux nues, tandis que Libération  est je crois le seul à mettre Wonder Woman et La Planète des singes : Suprématie dans le même panier que Baywatch et Astérix aux jeux Olympiques…  Bref, difficile de ne pas s’étonner de ce que des professionnels, dont la tâche est spécifiquement de livrer un avis sur des films, ne parviennent à aucune harmonie, non ?

Si encore tous ces critiques professionnels étaient à peu près d’accord, on attribuerait la différence entre leur avis et celui de la masse à leur bon goût, leur formation, leur distance appelant l’imitation. Cette dissonance conduit au contraire à douter de ces qualités, et donc de leur légitimité à s’établir comme détenteurs de la Vérité au sujet des films, ce qui, avec le développement d’internet, a logiquement abouti à la multiplication des critiques « amateurs ». Même le joueur du grenier, Benzaie et le Fossoyeur de films, des youtubeurs ayant tous trois leur spécialité, se sentent de temps à autre autorisés à y aller de leur petit (ou long) mot sur l’actualité cinématographique, sans parler de sites plus généralistes dont des rédacteurs changent de casquette pour s’improviser critique ciné après avoir analysé qui de la musique classique, qui du jeu vidéo, qui du comics. Ce dilettantisme n’est-il pas incompatible avec la qualité nécessaire de critiques bien plus dédiés au cinéma, les Durendal et autres Nostalgia Critic ou inthepanda ?

Il faut dire que tous les journaux se sont mis à la critique cinéma, y compris les plus éloignés à première vue de ces préoccupations, comme Voici, L’Humanité, La Croix, dans trois genres différents, et toutes les revues d’actualité presque sans exception. Après tout, pourquoi auraient-ils moins le droit de proposer des critiques que vous et moi ? Mais à quelle titre peuvent-ils prétendre concurrencer Première ou Positif ?

La multitude des formats possibles, et le bon sens le plus élémentaire, nous obligent cependant à reconnaître que l’on peut faire de bonnes critiques et de mauvaises critiques, comme dans tout art, et qu’il y a donc probablement des conditions, des critères, des éléments de définition pour distinguer un critique à peu près légitime du premier venu.

 

 

Le critique, un homme presque comme les autres

 

Le critique n’est pas « infaillible », d’abord parce qu’il n’existe pas une vérité sur les films, ensuite parce qu’il peut réviser son propre avis. Encore heureux, me direz-vous. Mais vous admettrez qu’il reste assez cocasse, comme le signale le Nostalgia Critic, de voir que les critiques avaient rejeté Psychose de Hitchcock, Shining de Kubrick et Fight Club de Fincher à leur sortie, alors que ces trois films sont aujourd’hui baignés d’une telle aura qu’il paraît interdit de les dénigrer sous peine de nous voir fermer le Valhalla des critiques. Ils avaient au contraire célébré Star Wars : La Menace fantôme et le dernier Indiana Jones

Il n’est pas davantage « objectif », la parfaite objectivité n’étant ni possible ni désirable : un film suscite des affects, et s’y rendre insensible n’est évidemment pas la bonne manière de l’appréhender. Mais une histoire, une manière de réaliser…répondent aussi à une éducation artistique, et plus largement à un vécu, qui sont tous individuels, et se reflètent aussi bien dans la manière de recevoir le film que dans la manière d’en parler ensuite.

Et restant humain, il peut être aussi bien sujet à l’erreur (en se souvenant mal d’un film, en y voyant ce qui n’y est pas…) qu’à la mauvaise foi, parce qu’il estimerait que sa posture de critique ne lui permettrait pas d’aimer tel film populaire ou de rejeter tel film d’auteur bien social.

Du coup, a-t-on réellement besoin de critiques, ou ce qui revient au même, tout le monde ne peut-il pas être critique ?

 

 

On ne naît pas critique, on le devient

 

Si l’on demandait aux critiques, sans snobisme, de dresser la liste de leurs films préférés, on pourrait être surpris de la trouver assez semblable à la nôtre, dans un mélange assez ordinaire de films populaires et plus pointus, sans titre nécessairement rare.

Qu’est-ce qui le distinguerait alors de la commune humanité, dont les listes seraient visiblement similaires ? D’abord, le critique doit savoir expliquer avec une relative rigueur ses choix et ses refus ; ensuite, il serait suspect qu’aucune œuvre « reconnue » comme « exigeante » n’y paraisse. Le critique n’est pas par définition un snob n’aimant que le cinéma sri-lankais des années 1955 et 1972, et s’il est aussi malaisé de définir « exigeant » qu’ « avoir du goût », son absence d’a priori sur les « vieux films », les films « étrangers », voire muets, de même que sa capacité à l’appréciation technique et au replacement d’œuvres dans un contexte au moins cinématographique, devrait permettre à des films moins consensuels ou moins connus que le dernier blockbuster de l’été de figurer parmi les plus marquants qu’il ait vus. Leur absence complète remettrait en doute le minimum de culture et d’ouverture d’esprit indispensable à sa tâche, sans la nier certainement : encore une fois, on peut être un excellent critique et n’être vraiment sensible qu’à un cinéma dit « populaire », même majoritairement rejeté par la profession. On peut assurément être un excellent critique comme un excellent réalisateur sans avoir vu Shining ou en ayant fait l’impasse sur Citizen Kane ou en détestant Psychose, sans que cela se ressente dans ses textes et vidéos. Et dans une liste de films préférés, rien  n’interdit au critique de mentionner des films de Disney, de Christopher Nolan et de Zack Snyder plutôt que Bergman, Tarkovski, Godard et Fellini.

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De même, rares sont les critiques bien établis à être professionnellement habilités à écrire de la critique de films : il n’existe pas d’école spécifique, et une école de journalisme ne forme pas nécessairement mieux à ce métier qu’une école de cinéma. Faire une école de cinéma ou en sortir n’est pas un plus parce que cela donnerait, par quelque opération magique, une « légitimité » à être critique, mais parce que des études dédiées au genre permettent naturellement une approche culturelle et technique plus complète du médium, plus longue et plus difficile à acquérir en autonomie.

L’ignorance technique paraît dans tous les cas inconciliable avec le travail du critique : même s’il n’aborde pas obligatoirement chaque aspect de manière claire dans sa production, il doit toujours avoir à l’esprit le montage, le mixage du son, les décors, l’appréhension photographique, colorimétrique du film, et donc dépasser les simples considérations sur le jeu des acteurs et l’éventuel doublage, auxquels tout le monde est sensible.

Encore une fois, cela ne signifie pas qu’il lui faille s’interdire toute implication émotionnelle devant un film : son ressenti subjectif ne doit pas l’empêcher de conserver une relative posture critique qui, ne nous leurrons pas, n’est pas moins subjective, mais s’appuie sur une connaissance objective. Un critique peut être extrêmement sensible à la colorimétrie chaude, au plan-séquence, ou au contraire abhorrer ces gimmicks racoleurs et préférer le brut de décoffrage. En cela, même l’appréciation technique, factuelle, s’appuie sur une expérience subjective et un ressenti, et personne n’a le droit de poser une barrière à ces ressentis. Tel louera la linéarité et le recours agréable aux stéréotypes dans un film, alors que tel autre lui reprochera justement son absence de complexité et de toute originalité, et le chef-d’œuvre de simplicité de l’un sera l’immonde bouse de l’autre, tous deux s’appuyant pourtant sur une réelle expérience analytique du film, et aucun n’étant nécessairement plus mauvais critique que l’autre.

De même, le critique a une certaine obligation culturelle : il doit se sentir contraint de se tenir au courant (dans le cas d’un critique d’actualités), et de perpétuellement continuer de voir des films, plus ou moins anciens, qui semblent lui faire défaut. Avec l’impression constante d’une culture insuffisante qu’il faut enrichir, il est nécessairement un passionné vorace. Il faut bien être conscient que nul ne peut cependant voir tous les films déjà réalisés, il y faudrait bien davantage qu’une vie, et la notion de classique étant assez flottante, une liste d’œuvres qu’il faudrait voir pour être légitime paraît difficile à dresser.

Aucun critique (aucun homme) n’a de toute manière tout vu, et surtout, ne se souvient de tout et ne sait tout mobiliser en voyant un film. On peut trouver Mulholland Drive, 2001 Space Odyssey, Enemy mauvais parce qu’incompréhensibles, géniaux parce qu’on a échafaudé plein de théories même hyperboliquement alambiquées pour les expliquer, donc géniaux parce qu’incompréhensibles, aucune de ces postures n’est moins légitime que les autres, mais c’est la manière de les justifier qui peut être plus ou moins légitime.

 

 

Finalement, qu’est-ce qu’un critique ?

 

La critique pouvant être définie comme la justification tendant à l’objectivité de ressentis subjectifs, on peut estimer qu’en somme, être critique, c’est être un passionné et relatif connaisseur de cinéma qui s’impose de savoir justifier, surtout objectivement, ses impressions personnelles.

Le critique – et on peut cela être en désaccord avec le Nostalgia Critic, tout en acceptant sa conclusion – n’a pas pour fonction de donner un point de vue original sur les films, d’analyser quelque chose que le spectateur ne verrait pas. S’il le peut, tant mieux, sa critique n’en sera que plus intéressante, mais sérieusement, combien de critiques cherchent à proposer une explication ou une interprétation ? Et parmi les rares à le faire, combien évitent l’écueil d’une sur-interprétation dispensable et à la limite du ridicule tant elle paraît déconnectée du produit critiqué ?  Avant tout, ils ouvrent un espace de rencontre avec les avis divergents, en proposant de manière justifiée un avis sur lequel ses lecteurs/spectateurs sont invités à se baser pour construire leur propre avis. Il ne définit pas ce que les autres doivent penser, mais aide à penser, y compris de manière divergente. Et c’est cela qui le rend indispensable, cette capacité à engager le dialogue sans se contenter de l’omniprésent « C’est nul ». C’est pour cela qu’il est utile de choisir quelques critiques que l’on va suivre régulièrement pour se positionner par rapport à leurs arguments tout en appréciant leur personnalité critique, comme auteur et comme cinéphile.