Le jeu vidéo est-il un art ? (1)
Ma première claque vidéoludique fut certainement Mario 64, chef d’œuvre de gameplay et de level-design, produit et édité par Nintendo. Mon deuxième choc fut The Legend of Zelda : Ocarina of Time, une narration épique et un condensé de belles et bonnes idées. Big N avait conquis mon cœur et mes mains de jeune gamin, et au fond je crois que cela ne surprendra personne tant ils savent (savaient ?) capter nos demandes et nos attentes de joueur. Ces premiers mondes ouverts étaient une invitation sans fin au voyage et à l’exploration : de la conquête d’étoiles dans des tableaux aux courses effrénées sur le dos d’Epona. Néanmoins je ne mentirai pas, mon infidélité chronique a peu à peu pris le pas sur cet amour platonique et je me suis allègrement égaré : Sony, Microsoft et mon ordinateur de jeu ; rien de nouveau donc, la concurrence est féroce et l’herbe semble parfois bien plus verte ailleurs, graphiquement du moins…
J’avais dix ans et maintenant je le sais, je vivais un tournant. Le jeu vidéo est un art, quand on le regarde de biais.
La Trahison des images
Au premier coup d’œil, c’est un amoncellement de couleurs, d’objets animés et inanimés, de paysages et de pixels ; on parle alors de direction artistique, de graphisme et de rendu photo-réaliste. Là, rien n’est dit et rien ne décrit aussi mal ce qu’est le jeu vidéo ; oui l’image est omniprésente, les paysages s’enchaînent, les personnages se construisent, les personnalités se développent, caricaturales souvent, humaines et ambiguës parfois. Pourtant, et bien qu’il ne faille pas renier la valeur donnée au visuel, au « visible », le jeu vidéo investit un autre espace, celui de la sensation, du sentiment et du pressentiment ; une voix, une musique, le bruissement terrifiant de l’adversaire qui vous observe, de cette plateforme qui se dérobe sous les pieds du héros. Sous vos pieds.
Au-delà des yeux, au-delà des univers numériques il faut aussi évoquer l’interactivité, cœur même du jeu vidéo, une interactivité parfois balbutiante, parfois limitée ou juste dérangeante ; fallait-il rendre visite à Mr. Toad ou au Prince Lawrence dans The Wolf Among Us ? quels chemins dois-je privilégier dans le tortueux et absolument génial The Stanley Parable de Davey Wreden et William Pugh ? En somme, et c’est bien là le cœur de mon propos, si l’on veut interroger le jeu vidéo, si l’on veut le définir (ou tenter de le définir) en tant qu’art, il faut toucher « l’invisible » et dépasser l’image, mensongère et limitante. Le jeu vidéo est un art, quand on le regarde de biais.
Son principe fondateur, je l’ai dit, est l’interactivité : incarner un personnage, saisir ses aspérités ou plus prosaïquement juste sa manière de se déplacer. J’ai tressailli la première fois que Mario a sauté sur une plateforme ou que nous sommes tombés dans la lave en fusion après avoir mal négocié un double-saut. Je conçois que cela puisse paraître tout à fait puéril pour une personne lambda mais pour n’importe quel joueur cela a un sens, chaque personnage que nous incarnons se meut différemment et sa palette de mouvements est bien spécifique. Nathan Drake est un cascadeur de l’extrême, un félin qui peut se saisir de chaque interstice (la séquence du train suspendu dans le vide est tout à fait exceptionnelle) ou qui peut éviter les balles mieux que John McClane… Dans un autre genre, Gordon Freeman de la série Half-Life donne l’impression d’être chaussé de patins à glace, il glisse plus qu’il ne marche et ne lui demandez pas de s’allonger pour aligner sa cible. A contrario, le héros de Killzone 2 possède une inertie hors du commun, il est quasiment attaché au sol et son pas est, grosso modo, celui d’un char d’assaut. Même les blindés de Battlefield 1 paraissent plus légers. Ainsi, le jeu vidéo joue avec cette incarnation du héros, un jeu d’infiltration (Splinter Cell), un jeu d’aventure (Tomb Raider) ou un jeu narratif non-linéaire (Firewatch) proposent d’incarner une entité singulière, un personnage avec lequel, de facto, on tisse des liens particuliers.
En somme, le jeu vidéo ajuste la notion de « pouvoir-faire » : en effet dans les productions vidéoludiques celui-ci est régi par des mécanismes ludiques, ce que l’on nomme les game mechanics, qui établissent des règles propres à chaque univers. Ce pouvoir peut être particulièrement contraignant et différent : j’avais été surpris par le fait que le personnage de The Thing, qui reprend la trame du film de John Carpenter, soit dans l’incapacité de sauter, ce qui, au contraire, est le sel d’une série comme Assassin’s Creed où les possibilités spatiales sont tout à fait grisantes. En fait, jusqu’à présent, que ce soit dans le cinéma ou la littérature, l’action est dirigée et voulue par un maître d’œuvre qui s’impose aux spectateurs. Gérard Genette dans Palimpsestes le dit certainement mieux que moi : « L’histoire racontée par un récit ou représentée par une pièce de théâtre est un enchaînement ou parfois modestement une succession d’événements et/ou d’actions ; la diégèse, au sens où l’a proposée l’inventeur du terme et où je l’utiliserai ici, c’est l’univers où advient cette histoire ». En gros, les choses sont ordonnées et nous suivons ce que l’autre, le démiurge, a bien voulu dire, écrire ou montrer. Nous sommes spectateurs et notre rôle est d’apprécier, à sa juste valeur, les effets pyrotechniques d’un Michael Bay ou « la poésie de la douleur » d’un Baudelaire.
Être un Héros
Le « pouvoir-faire » vidéoludique se combine à la notion de « vouloir-faire » et, dans le jeu vidéo, ce dernier est laissé à la discrétion du joueur. En effet, son alter ego vidéoludique n’est pas doté d’une volonté propre et celui-ci se déplace dans la virtualité parce qu’un acte a été effectué dans le réel, IRL. Pour reprendre les termes d’un article que j’ai lu récemment : « le principe narratif propre au jeu vidéo est celui d’une délégation totale du vouloir faire du héros au joueur ». En effet, si l’histoire se déroule, si l’intrigue se dévoile c’est parce que le joueur est acteur des évènements, acteur limité par des entraves scénaristiques mais acteur tout de même. A contrario, celui-ci redevient pleinement spectateur lors des cinématiques, instants où le jeu et le gameplay se mettent en retrait au profit du spectacle.
Autre exemple de l’entremêlement du pouvoir et du vouloir : la réussite de certaines quêtes secondaires (et le fait même de les faire) peut impacter directement le monde et les personnages, telle ou telle action a une incidence, parfois dérisoire, parfois particulièrement intéressante. Ainsi, dans Fallout 3 de Bethesda faire exploser la bombe atomique « idolâtrée » de Megaton a une vraie répercussion sur l’espace du jeu (outre l’holocauste déjà franchement dérangeant). En résumé, rien ne vous oblige à faire cette quête (il s’agit bien de vouloir) et si vous décidez de la faire, des choix s’offrent à vous (on parle là de pouvoir et de devoir) et les différents possibles auront chacun une répercussion plus large. Pour étayer notre propos, voilà ce qu’affirme Todd Howard, game director pour Skyrim et Fallout 3 et 4 à propos de ces jeux dits « bac à sable » : « Je pense que plus un jeu est grand, plus on laisse de choix au joueur, mieux c’est. C’est ce qu’il y a de bien avec les jeux vidéo. Ils nous plongent dans un monde et nous laissent tracer notre propre voie. Aucun autre média ne peut vraiment faire ça ». Certes, le réalisateur prêche pour sa paroisse mais dans le fond il a, je crois, tout à fait raison, les notions de pouvoir et de vouloir sont des éléments au cœur même de l’interactivité et font la force du jeu vidéo lui-même.
Dès lors, il me semble que toute la difficulté dans la création d’un jeu réside dans un savant dosage et un heureux mélange ; trop de pouvoir et le joueur se sentira contraint ; trop de vouloir et la liberté peut conduire à l’anarchie. C’est bien là le reproche, très personnel, que je peux faire à Metal Gear Solid 4 : Guns of the Patriots. En effet, en nous abreuvant de cinématiques (près d’un tiers du jeu) parfois longuettes, se développe le sentiment d’être sur des rails trop voyants et dont on ne peut dévier. L’histoire s’impose à nous, prenante mais orgueilleuse. Là, le cœur balance entre la maîtrise certaine d’Hideo Kojima et son besoin d’en faire décidément trop, le joueur devenant le spectateur des envies d’un homme qui n’a pas de doute sur son génie. Je pourrais faire un reproche tout à fait opposé au jeu de Sean Murray, No Man’s Sky, où l’absence complète de scénario n’invite pas forcément à explorer un univers procédural pourtant visuellement épatant. Encore une fois et pour que les critiques sur ma personne ne pleuvent pas trop, ces avis sont à tout à fait personnels et mériteraient évidemment d’être étayés.
Nonobstant cela, il peut y avoir aussi un parti-pris des développeurs, le studio Campo Santo ne s’est pas franchement spécialisé dans le FPS bourrin à la Gearbox Software et bien leur en a pris tant la dernière production, Firewatch, est une vraie réussite. Vous incarnez un garde-forestier, Henry, et devez parcourir le parc de Yellowstone en suivant les instructions du superviseur Delilah : récupérer tel objet, aller inspecter tel lieu ou anticiper le départ d’un incendie. Véritablement captivant… Dès lors, l’intérêt de Firewatch ne repose pas sur les possibilités ludiques, on est loin d’un Assassin’s Creed, mais sur la narration et plus spécialement les (nombreuses) discussions que vous aurez avec votre supérieure via un talkie-walkie. On découvre avec plaisir le passé des personnages, leurs tourments, leurs obsessions, leurs peurs et les sentiments mutuels qui se développent ; Delilah est pleine d’ironie et de sarcasme, les échanges alternent entre humour et sérieux et le garde-forestier, un peu pataud, un peu naïf, apprend petit à petit à la connaitre. Une véritable claque narrative que l’on doit, notamment, au talent de Sean Vanaman, scénariste sur la première saison du jeu The Walking Dead. Puis, quand l’incendie se déclare, quand le feu commence à ravager le Wyoming, le jeu se découvre plus mature, plus adulte et chacun s’y retrouvera, dans ses questionnements et son rapport avec l’autre et le monde.
En outre, certaines productions arrivent à conjuguer admirablement bien histoire et gameplay et savent trouver une juste mesure entre une narration prenante et des mécanismes ludiques au cordeau. Ainsi, la série Grand Theft Auto en est un bon exemple, Rockstar Games propose à la fois une aventure décapante, un univers grisant de réalisme et une liberté au diapason ; si les missions et le scénario principal ne vous intéressent pas ou si vous avez juste quelques heures (minutes ?) à perdre, semez le chaos à Liberty City, essayez-vous au parachutisme à Los Santos ou volez un avion dans un aéroport de San Andreas. Dans le dernier opus, cette relation entre liberté ludique et narration contraignante est exagérée avec l’implantation d’un mode multijoueur, véritable monde persistant où le récit est mis de côté au profit d’un terrain de jeu qui mélange courses, deathmatch, survie, braquages et jobs en tout genre. Un vrai pot-pourri qui fait de GTA V l’un des meilleurs open world de ces dernières années.
Vous noterez que je me suis largement éloigné de mon propos initial, « le jeu vidéo est-il un art ? », preuve que la question n’est pas franchement aisée… J’avais dit, et je le maintiens, qu’il faut s’éloigner de l’image pour apprécier les qualités intrinsèques du jeu vidéo ; l’image est belle et puissante, argument marketing assommant qui nous fait croire que le photo-réalisme est un but en soi. Même si cela tombe sous le sens, la 4K ne remplacera jamais une direction artistique soignée et même après de longues années la ville fictive de Cité 17 reste captivante et oppressante. Bien entendu, un lifting graphique lui donnerait un charme nouveau et il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas se rendre compte qu’il devient de plus en plus difficile de rejouer à certaines productions sur lesquelles l’âge fait des ravages. Comme je l’ai dit en amont, chaque production vidéoludique doit être saisie dans son entièreté, le jeu vidéo est un amoncellement d’images dont on a le contrôle : d’un héros, d’une histoire et d’un univers dont nous sommes l’essence, l’Alpha et l’Omega.
Plus que cela, notre médium nous incite à nous saisir de ses règles inhérentes, à en tester les limites, à les bafouer et la propagation des mods et des cheats prouve que certains développeurs ont à cœur de laisser au joueur un espace de liberté toujours plus grand. La liberté, c’est peut-être cela qui fait la force du jeu vidéo, l’anarchie possible et envisageable, l’euphorie d’une terra incognita. Nous le savons, le joueur est un nomade qui cède sans cesse à l’appel du voyage et nous avons traversé assez de terres, de l’antiquité aux étoiles, pour savoir que le jeu vidéo est un art. Un art quand on le regarde de biais.
Perso, quel que soit le support, je pense que les couleurs ou encore les objets animés sont importants dans un jeu. Par exemple, en ce moment je joue sur cette appli : https://play.google.com/store/apps/details?id=com.virgoplay.prizee.jeux . J’avoue que le fait de pouvoir jouer gratuitement, mais aussi d’être plongée dans différents univers m’a séduit. En plus, on rencontre plusieurs personnages. Il faut dire que ton article sur ce sujet est très complet.