Ces jeux vidéo qui remettent en cause les conventions du dixième art : The Journey of me, Every Day The Same Dream, Thirty Flights of Loving
Il n’est pas facile, dans le dixième art, d’investir un jeu d’une véritable intensité réflexive, de proposer une expérience de pensée en même temps qu’une expérience de jeu réussie, sans virer dans le non-jeu, essentiellement à cause de la contrainte de divertissement, nécessaire au développement de produits vendus environ 70 euros. Le cas Spec Ops : The Line en est un excellent exemple : la critique s’est pâmée devant la remise en cause de la guerre par un jeu qui se lisait d’abord comme un jeu de guerre on ne peut plus classique. The Line ne se contentait pas, comme tant d’autres, de critiquer la vanité de la violence tout en profitant de la jouissance qu’elle procure au joueur sur le mode virtuel : il condamnait l’action-même du joueur, le faisant aller là où il n’avait pas nécessairement le désir et le plaisir d’aller. Pourtant, cette remise en cause passait essentiellement par les cut-scenes, qui appartiennent certainement pleinement aux jeux qui ne confondent pas le septième et le dixième art, mais relèvent d’une certaine facilité, tout en instaurant une plus grande distance avec le joueur.
Le même reproche avait été abondamment adressé au reboot de Tomb Raider : on prétendait nous placer entre les mains un personnage durement contraint par le besoin le plus élémentaire de survie de se défendre face à ses agresseurs, et toutes les cinématiques insistaient sur ce refus de la violence, parfois durement inévitable…tandis que le joueur abattait des hordes d’ennemis à tour de bras et avec les armes les plus redoutables, n’hésitant pas une seule seconde parce qu’ayant conscience des codes du jeu vidéo, qui veulent qu’en possession d’une arme, on tue ceux qui risquent de nous faire perdre, le choix de les épargner n’existant pas.
C’est donc naturellement sur la scène indépendante, moins soumise aux impératifs économiques et donc également libre de proposer des jeux bien plus courts à produire comme à jouer, que l’on trouvera des expériences plus radicales, refusant ces paradoxes, ces sacrifices sur l’autel du divertissement, ou mettant le doigt justement sur le paradoxe, nous empêchant de détourner le regard. Undertale, récemment commenté par Cleek, est dans toutes les mémoires, puisqu’il intégrait à son gameplay la possibilité de tuer ou non ses ennemis. Dans les quelques articles consacrés aux non-jeux jouables, jeux non-jouables, nous nous pencherons sur d’autres titres explorant dans des voies très différentes des potentialités peu mises en œuvre dans le jeu vidéo traditionnel, en suivant deux critères :
- ces jeux doivent intégrer cette approche originale à leur gameplay, et donc pas seulement à des cinématiques, que celles-ci contredisent le jeu (Tomb Raider) ou qu’elles soient un complément réflexif intéressant (Spec Ops : The Line, Bioshock Infinite…).
- ils doivent jouer sur la tension jeu/non-jeu, donc pas seulement être originaux dans un genre traditionnel, c’est-à-dire qu’ils doivent être identifiés spontanément aussi bien comme des jeux vidéo (et pas comme des non-jeux) que comme des expériences, là où par exemple Her Story est peut-être davantage une expérience qu’un jeu, et Life is strange est d’abord reconnu comme jeu auquel on trouve au fur et à mesure une certaine intensité.
La durée, les conditions de production, le degré d’émergence du gameplay, ne sont au contraire pas des critères importants, puisqu’ils ne déterminent pas la qualité de la remise en cause des conventions établies du dixième art, même s’il se trouve que les trois jeux dont il sera question aujourd’hui sont indépendants, courts (dix minutes) et très scriptés.
The Journey of me
The Journey of me est un jeu en anglais, conçu en 2015 par des étudiants de l’ESUP de Paris, dont la première version avait si positivement impressionné le studio Yodog qu’il décida d’inviter les étudiants à le peaufiner au sein de ses équipes créatives. Disponible gratuitement ici, il n’a pourtant de bien étonnant au premier abord que son titre The Journey of Me – A Game about you qui semble peu adapté à la formule on ne peut plus classique du platformer en 2D présentant un héros qui part à l’aventure parce qu’il s’ennuie, et d’emblée capable de double-sauter, poser des bombes et donner des coups d’épée.
Le graphisme et la musique, une version simplifiée d’extraits de Ghosts de Nine Inch Nails, le synopsis, le gameplay, sont aussi indéniablement agréables que classiques, faisant volontairement référence à des situations que nous avons déjà vues cent fois pour que nous nous laissions séduire par les apparences traditionnelles du jeu et le commencions comme n’importe quel jeu flash de bonne facture. Deux premières surprises dès le début : un panneau Stay in the castle dans la pièce de départ, comme une invitation à ne pas partir à l’aventure (alors qu’évidemment vous allez désobéir, il n’y a guère que dans Far Cry 4 qu’il y a un intérêt à ne pas bouger quand on nous le demande), puis une bannière Act 1 une fois sorti de la pièce, utilisation classique du décor pour donner une information au joueur, sauf que le personnage en est conscient et s’interroge « Act 1 ? ». Puis, quand nous sautons du balcon pour progresser, il se demande « Why the hell did I jump over my balcony ? ». Remarquant l’heure tardive, il s’étonne de ne pas être plutôt en train de rentrer chez lui, capturant les pièces qui traînent sur son chemin, il s’amuse du gaspillage de pièces que cela constitue…
Bref, le joueur est déjà gagné par le plaisir curieux de ce jeu où le personnage brise gentiment le quatrième mur en insistant sur l’absurdité des platformers et des conventions vidéo-ludiques classiques. Cela ne casse pas trois pattes à un canard, mais le jeu est si court que cela s’annonce comme un quart d’heure bien plaisant. Assez vite, ces remarques méta-vidéoludiques deviennent plus contestataires que gratuites : le personnage et les écriteaux nous invitent régulièrement à faire demi-tour, alors que cela est simplement contraire au bon sens du joueur, et la situation atteint un premier apogée lors de la rencontre avec un dragon. Sur le mur, il est indiqué « Please don’t kill the dragon », et effectivement, on a beau se tenir juste devant lui, il reste tout à fait immobile. Sauf qu’il n’y a aucun moyen de revenir en arrière, qu’on possède une épée, et que bon, c’est un dragon, ce n’est pas la première fois qu’on doit tuer un dragon dans un jeu, même si c’est la première fois qu’on nous demande de ne pas le faire !
À chaque coup porté, on a plus pitié de l’animal, et le personnage s’indigne de ses propres actions, ne comprenant pas comment il peut faire tant de mal à un être parfaitement innocent. Et c’est alors qu’il comprend : regardant le joueur droit dans les yeux, il nous demande « You’re the idiot that was controlling me from the beginning ? », et il reporte toute la faute de ce meurtre sur nous, refusant d’en assumer la responsabilité alors qu’il ne se contrôlait pas. Dès lors il nous reprochera régulièrement notre morale, quand nous le faisons marcher sur le dragon tué pour avancer ou que nous nous emparons du trésor nous récompensant pour ce crime odieux.
Inutile de vous spoiler la suite, elle est du même acabit, avec une montée en puissance au fur et à mesure que le personnage vous dépossédera du contrôle sur ses actions pour vous faire comprendre votre médiocrité à rester derrière votre écran pour faire faire à d’autres ce que vous ne feriez pas vous-même. Le système profite naturellement de l’extrême concision du jeu : pourquoi un personnage contestant votre statut de joueur vous laisserait-il prendre longtemps du plaisir ? La frustration ressentie, y compris par rapport au plaisir d’être insulté personnellement (il est vraiment recommandé de se connecter avec Facebook) par un personnage de jeu vidéo, participe à la remise en cause des codes du jeu.
Cette remise en cause peut paraître gratuite et plus amusante que profonde : quand vous aurez testé le jeu, vous vous apercevrez que le travail d’ambiance et d’écriture, aussi minimaliste soit-il, vise habilement à vous mettre mal à l’aise. Naturellement, il s’agit d’un jeu contestant les règles du jeu, et il ne faut pas chercher chez les concepteurs un appel sincère à ne plus pratiquer le jeu vidéo ou d’y être parfaitement cohérent, ce qui va de toute manière à l’encontre d’un genre bâti sur la fiction et la simulation arbitraire.
L’objectif n’est pas tant de modifier l’art du jeu vidéo que de demander au joueur de prendre conscience des règles, des conventions, et des problèmes du dixième art. Tuer des personnages innocents dans un jeu ne fait pas de vous un criminel, jouer ne fait pas de vous le dernier des fainéants ou une créature refusant d’assumer ses actes (je vous renvoie à ce sujet à nos réflexions sur les jeux violents auxquels il est plaisant de jouer et à l’analyse par Caduce de la violence dans les jeux), mais il y a un triple intérêt à comprendre ce que l’on fait. D’abord un intérêt évidemment dramatique (Est-il cohérent que je contrôle mon personnage de cette manière ? Est-ce que ce que je lui fait faire est cohérent avec l’histoire que l’on veut me raconter ?), ensuite intellectuel (connaître les règles du genre que l’on pratique, en saisir les rouages, la construction), enfin moral (Ai-je envie de m’identifier à un personnage agissant de la sorte ? Pourquoi le jeu exige-t-il de moi que je fasse cela, et quel plaisir pense-t-il me procurer ?). Des questions posées par bien des jeux, mais rarement de manière aussi concentrée dans une expérience vidéoludique aussi concise.
Every Day the Same Dream
Molleindustria est un studio affirmant proposer « des remèdes homéopathiques contre la bêtise du divertissement de masse sous la forme de jeux internet courts et gratuits». Ce développeur indépendant italien se présente ainsi comme un activiste par le dixième art, qui veut nous faire prendre conscience de l’aliénation des masses par le travail et les médias, de la corruption politique, de l’exploitation du tiers-monde par les grandes entreprises… Ses jeux vous feront ainsi participer à toute la chaîne de construction d’un téléphone portable, couvrir les actes des prêtres pédophiles en intimidant les témoins et en détournant l’attention des policiers, construire un empire pétrolier en ignorant la souveraineté des autres États, en empiétant les conditions climatiques et la contestation populaire…
Il est inutile de dire que beaucoup ne sont pas fort amusants, par leur sujet certes, mais même dans leur gameplay très pauvre, assujetti à la thèse défendue. D’autres sont plus jouables, Oiligarchy si vous disposez d’un peu d’humour noir, ou l’intéressant Unmanned sur la vie d’un pilote de drone. Celui qui propose l’expérience la plus intéressante est assurément Every Day the Same Dream. Le titre cette fois est tout à fait parlant : le jeu illustre la monotonie de la vie professionnelle. Au contraire de Journey of me, on pourrait être rebuté au début par le noir et blanc et la rigidité du gameplay : on ne peut guère que faire avancer notre protagoniste assez lentement et le faire interagir timidement avec l’environnement. On aurait pu atteindre l’une de ces situations problématiques où l’art représente si fidèlement le réel qu’il en perd tout intérêt, et n’est plus guère qu’ennuyeux.
La musique et la curiosité devraient cependant vous permettre de vous lancer sans trop de déplaisir dans ce jeu de dix minutes. S’étalant sur plusieurs jours, le jeu vous donne à chaque fois le choix entre vous arrêter et aller travailler, vous promettant une sortie de la monotonie par une dame rencontrée dans l’ascenseur et qui vous annonce « X more steps and you will be a new person ». Ces étapes sont des actions singulières que vous devez accomplir, sachant qu’effectuer la même deux jours différents ne vous permettra aucune progression.
La grande force de Every Day the same Dream est son expressivité minimaliste : difficile de faire plus épuré que ces notes, ces couleurs, ces formes qui se répètent, et pourtant, la moindre touche de couleur, la moindre sortie de la routine, parvient à vous apparaître comme une libération d’un travail et d’un quotidien qui ne vous apportent aucun accomplissement (au sens propre comme au sens figuré), la vie domestique avec cette épouse que vous souhaitez embrasser avant de partir et qui vous repousse d’un trop entendu «C’mon honey, you’re late », étant aussi désespérante que le box que vous devez retrouver auprès de mille employés vivant sans doute la même chose exactement.
Le fait de progresser en répétant la plupart des actions nous en fait ressentir plus durement la monotonie, et nous fait éprouver plus vivement le désir de faire autre chose, dans un beau parallèle entre désir du personnage et désir du joueur. Tous deux souhaitent la nouveauté, l’un dans sa vie, l’autre dans le jeu auquel il est en train de jouer et espère une issue heureuse, et tous deux acceptent la répétition grâce à la promesse faite d’un avenir pas forcément meilleur, mais différent. La sobriété en terme de dialogues permet au jeu de ne pas être ressenti comme trop sentencieux : il frappe par l’évidence de sa dénonciation sans qu’il soit besoin de la dire, et si vous n’avez pas peur de passer dix minutes assez déprimantes, Every Day the Same Dream est assurément une expérience qui vous fera impression.
Bonus : Un an après Every Day the same Dream, le studio LemmiBeans en conçut un plagiat efficace, One Chance, moins critique mais assez émouvant dans son histoire, et admirable dans sa compréhension innovante de ce qui avait fait la réussite du jeu, si ce n’est dans l’originalité de son design.
Thirty Flights of Loving
Thirty Flights of Loving est un projet…atypique. Prototype de Gravity Bone, il fut amplifié par Brendon Chung de Blendo Games pour devenir un jeu à part entière en 2012, présenté comme le septième opus des jeux sur Citizen Abel, et faisant donc officiellement suite à Gravity Bone. Quand vous téléchargez TFL, Gravity Bone est souvent présent, et vous permettra surtout de mesurer la différence entre les deux jeux, et donc l’inutile complémentarité prétendue : si tous deux partagent un graphisme assez rebutant et visiblement maladroit autant que peu soigné, tout dans l’écriture et le gameplay les distingue.
Thirty Flights of Loving est un jeu sans dialogues, sans voix off, sans explications sur ce qu’il se passe. Naturellement, vous êtes amenés à quelques connexions et quelques déductions, mais vous en restez globalement au stade de l’hypothèse, idée assez curieuse pour que j’aie eu envie de mentionner ce jeu, malgré des points qui pourraient apparaître comme des défauts, à l’instar de son prix (légalement, il doit être téléchargé pour cinq euros), sa musique peu engageante mais pensée pour coller aux sensations procurées par les images, ou son dirigisme.
TFL est pensé comme une expérience en treize minutes. La précision de cette durée vient du fait que les environnements sont confinés, le gameplay très limité (vous ne pouvez guère que vous diriger en trois dimensions, mais dans des couloirs, et sauter, ce qui ne sert pas) et le game design très intuitif, de sorte que l’absence d’obstacles, d’ennemis, de score, et l’impossibilité de ne pas saisir instantanément où il faut aller et ce qu’il faut faire, permettent difficilement au joueur d’en profiter plus longtemps.
On pourrait alors se demander pourquoi Chung en a fait un jeu plutôt qu’un court-métrage, alors que c’est justement son intuition d’en faire un jeu qui rend l’entreprise passionnante. Vous connaissez ces films non-linéaires, où vous ne savez pas toujours au début d’une séquence si elle se déroule avant ou après la précédente, si on est toujours au même endroit avec les mêmes personnages… TFL suscite cette étrangeté par des jump cuts, d’autant plus efficaces que vous les avez occasionnés sans vous en rendre compte, simplement en avançant dans une direction mais sans rencontrer de porte ou interagir avec un élément vous indiquant traditionnellement une transition. Dans une vidéo, cela semblerait coupé bizarrement ou n’importe comment, alors que dans un jeu cela surprend et interroge d’emblée, de surcroît, en l’occurrence, sans apporter de réponse.
Tout le jeu pourrait être expliqué par la citation « All birds need to fly are the right-shaped wings, the right pressure and the right angle », édictée à la fin, qui est la formulation du théorème de Bernoulli, mais qui trouve naturellement ici une explication bien moins claire et bien plus métaphorique que simplement appliquée au champ de l’aérodynamique. Je ne veux cependant pas vous en dire plus, et vous invite à faire cette expérience par vous-même.
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