Les adaptations live, une jungle à défricher qui vaut des milliards
Les studios Disney ne se limitant pas davantage aux fameux « classiques » qu’ils créent qu’aux films d’animation qu’ils produisent sans toujours les réaliser, une grande partie de l’argent investi par la Maison de Mickey va au financement, notamment via des filiales comme Miramax ou Touchstone, de films en prise de vue réelle, dont le lien avec les films Disney est parfois loin d’être évident (récemment The Finest Hours, Into the Woods, le prochain Spielberg…). Pour pallier le succès très inégal de ces réalisations tout en profitant d’un capital sympathie qui leur garantit pratiquement la rentabilité, Disney a récemment pris la décision de réexploiter leurs films déjà populaires autrement qu’en suites rarement très estimées par le public, selon des politiques et des perspectives différentes.
On pourrait compter Alice au pays des merveilles, réalisé en 2010 par Tim Burton, dans ces productions. Il s’avère pourtant davantage le précurseur de cette nouvelle manière de faire que son premier réel jalon. Ce premier pourrait en être le Saving Mr. Banks (Dans l’Ombre de Mary) de 2013 (sorti en 2014 en France), qui, en tournant autour de l’auteure de Mary Poppins et de sa relation avec un Walt Disney fort désireux de l’adapter au cinéma proposait une vision agréablement neuve du classique. Il était suivi par Maléfique, dont l’idée de revoir La Belle au bois dormant du point de vue de la méchante avait ses charmes, qui pouvaient faire oublier les faiblesses du scénario. Cendrillon allait dans une direction différente et assez étrange, en adaptant très littéralement le dessin animé homonyme, tout en le laissant réaliser par Kenneth Branagh, un réalisateur malheureusement connu pour avoir perdu son ambition artistique. Et c’est dans la lignée de ce Cendrillon que Disney offre à nos yeux supposés émerveillés l’adaptation live du Livre de la jungle.
[divider]Kipling, Disney et les autres[/divider]
Toutes les adaptations du Livre de la jungle sont librement inspirées de deux recueils de nouvelles, écrites à la fin du XIXème siècle par l’écrivain britannique Rudyard Kipling, et narrant des anecdotes ou des aventures plus amples liées à des animaux, principalement dans la jungle indienne, dont les plus célèbres tournent autour d’un enfant recueilli par les loups, Mowgli, de ses rencontres et de son affrontement avec le tigre Shere Khan.
Walt Disney avait lui-même réalisé l’adaptation la plus connue de ce classique, sortie en 1967, juste avant de décéder, et on peut voir dans ses éminents défauts la marque d’un créateur malade, incapable d’aller au bout de ses idées et de superviser correctement le travail des studios. Non seulement le dessin animé ne dure qu’une heure et quart, en comportant plusieurs chansons assez longues relativement à une durée générale si réduite, en plus de scènes d’une inefficacité dramatique patente, mais le synopsis peine à dépasser le pitch, le film se limitant à une succession de scènes mal jointes, d’autant moins satisfaisant qu’il possédait un certain potentiel, dans son idée de départ, celle de l’enfant sauvage et du conflit parabolique entre nature et civilisation, dans ses personnages secondaires assez intéressants et nombreux pour mériter un approfondissement, Bagheera, Shere Khan, Baloo, Kaa, King Louie, sans compter les vautours, les loups, les éléphants… Et si les fonds peints sont assez dignes de ce que proposent généralement les films Disney, l’animation était étonnamment faible, avec des sauts d’image, des mouvements réemployés tels quels, bref rien de digne des précédents classiques.
C’est donc une auto-adaptation qu’avait déjà tentée librement Disney en 1994 dans un film live, faisant intervenir notamment Sam Neill et John Cleese, et qui avait connu une suite et un préquelle sans avoir convaincu grand monde (franchement, qui parmi vous a entendu parler de ces trois films ?). Il faut dire que la difficulté de dresser de véritables animaux de la jungle et l’impossibilité d’utiliser des effets spéciaux, numériques ou animatroniques, pour les rendre pleinement crédibles, avait déplacé le cœur du récit vers des aventures qui ne rendaient honneur à l’imagination ni de Kipling ni de Disney.
Mais voilà, l’animation en images de synthèse a fait un bond phénoménal ces dernières années, tout en représentant encore un défi quand il s’agit d’animer des êtres réels sans que l’évidence de leur fausseté ne saute aux yeux. Et le projet est d’autant plus important pour Disney qu’il n’adapte pas un matériau original, mais une histoire libre de droits, et qu’« on » pourrait donc les devancer… Impossible ? La Warner avait produit Pan et va sortir Tarzan, Pathé La Belle et la bête, Blanche-Neige a été utilisé par Universal (Blanche-Neige et le chasseur) et Relativity Media (Mirror, Mirror), autant de films qui se positionnent clairement par rapport aux versions antérieures de Disney.
[divider]Un réalisateur ambitieux…mais pas créatif[/divider]
Quand on envisage un projet à 175 millions de dollars, la personne à laquelle on le confie doit être très intelligemment choisie : aura-t-on cette fois plus besoin d’un faiseur, c’est-à-dire d’une personne possédant un savoir-faire dans la réalisation, mais qui, n’ayant pas l’habitude de manier un tel budget et donc de composer avec une telle pression, se soumettra aux volontés créatives du studio (les Roenberg, Robert Stromberg, James Bobin), d’un créateur à part entière, possédant une véritable vision d’artiste, et idéalement une fanbase pouvant assurer la promotion du film (Tim Burton, disons Steven Spielberg), ou d’un demi-réalisateur, réalisateur en déchéance (Kenneth Branagh, Bill Condon) ou faiseur expert, à l’instar de Jon Favreau.
Ce nom est assez connu depuis qu’en 2008 il a lancé le Marvel Cinematic Universe (qui n’était pas encore envisagé comme tel) en réalisant le premier Iron Man, puis sa suite en 2010. L’échec de Cowboys et envahisseurs, qu’il rêvait comme une nouvelle franchise populaire, le fit renoncer à Iron Man 3, avant que le succès de Chef, petite comédie auto-produite sans ambition ni prise de risque, platement familiale, ne le remette sur les rails, au point de revenir dans l’écurie Disney.
Jon Favreau est un réalisateur ambitieux, qui n’hésite pas à explorer les possibilités des effets numériques, au point d’être en train de lancer deux expériences de réalité virtuelle, mais il est le contraire d’un réalisateur créatif, intéressé par de nouveaux modes de narration, des synopsis originaux, des histoires complexes : la prise de risque doit viser consensuellement le tout-public, et les échecs sont liés à sa sous-estimation du public, qui sait parfois ne pas confondre pitch amusant et audace. Le Livre de la jungle est donc pour lui un projet important, puisqu’il représente tout ce qu’il aime faire : une histoire un peu fantaisiste, mais sur des rails, une aventure familiale, avec du suspense et des réconciliations, un cadre enchanteur, une intéressante tentative graphique (un film avec un seul personnage humain, un enfant de surcroît, et montrant des dizaines d’animaux, absolument tous animés en motion capture ou en tout-numérique).
À ce dernier niveau, le résultat est assez satisfaisant : l’artifice numérique est criant sur certains animaux en pure 3D, notamment des oiseaux, et il reste globalement visible, ce qui n’empêche pas d’apprécier la qualité des animations et des pelages, y compris pour un Baloo plus proche de Paddington que de l’ourse de The Revenant, même si on se plaît parfois à l’oublier, les singes ou Kaa étant particulièrement agréables à l’œil. De même que les décors qui sentent parfois bon le fond vert ou la maquette, mais qui empêchent rarement tout à fait la suspension de crédulité (le rocher sur lequel se tient l’assemblée des Loups au début du film, le temple des singes,…). On regrettera cependant amèrement le peu de bon sens physique des techniciens, qui suggérerait que le film se déroule sur une planète dont la nature obéit à d’autres règles que la nôtre. Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas vu un temple hindou dont chaque image de chute ou de déplacement de pierres prouve qu’il a été construit en mousse ; la pluie torrentielle ne mouille pas tant l’acteur que l’eau dont on mouille légèrement ses cheveux entre les prises ; le feu peut se propager dans toute la jungle mais paraît incapable de consumer la moindre herbe quand il aurait dix fois le temps de rendre jaloux le Ground zero de New York ; le Soleil peut baigner le sol sous les arbres, sans être capable d’empêcher un sombre brouillard dès que l’on monte dans les branches (l’arrivée d’un méchant a visiblement le pouvoir magique de transformer une jungle illuminée en marais, en laissant la nature retourner à sa météo normale une fois parti)… Heureusement que la pure admiration sans attention contraint d’apprécier les ambiances sombres très bien ménagées (King Louie, Kaa, le combat nocturne sur fond de jungle en feu, la course des buffles dans la ravine boueuse), en plus de scènes ponctuellement superbes, comme la première, qui concentre tous les efforts de 3D du film sur la course de Mowgli dans les branches. Dommage qu’elle se moque du spectateur en lui montrant un Mowgli manifestement terrorisé par la menace qui le suit, alors qu’il a conscience de faire une course ludique avec Bagheera et les loups…
[divider]L’histoire : idées intéressantes, résultat sans intérêt[/divider]
Le Livre de la jungle de Jon Favreau part sur l’idée intéressante de réconcilier le dessin animé avec les histoires de Kipling, en introduisant des éléments qui avaient été écartés en 1967, et étrangement, ce n’est pas pour le mieux. Ainsi de la trêve de l’eau par exemple, qui intervient bien dans les livres et qui commence le film… sans autre motif que pour le commencer. L’idée que les animaux se réconcilient quand les comportements habituels ne suffisent plus à la survie de chacun, en l’occurrence parce que la sécheresse limite les accès à l’eau, qui ne doivent pas devenir des abattoirs où les prédateurs n’auraient qu’à attendre leurs proies, est intéressante, mais sert essentiellement à poser artificiellement le fossé entre Mowgli et les animaux (dont beaucoup paraissent le découvrir, comme si en dix ans dans une jungle minuscule – on y reviendra – la nouvelle d’un petit d’homme élevé par les loups ne leur était pas remontée) et à présenter Shere Khan, plutôt que de le suggérer pour ne le faire apparaître qu’à la fin du film, comme le dessin animé l’avait très astucieusement décidé. Une fois que c’est fait, la pluie revient et on ne reparle pas de la trêve de l’eau, qui ne semblait donc absolument pas nécessaire à ces expositions. Le rôle mythique des éléphants jure un peu avec le ton familial du film et nos souvenirs du dessin animé – ils ne parlent même plus, sans qu’on comprenne quelle loi nous fait comprendre certains animaux et pas les autres. Et surtout, la législation de la jungle choque.
On comprend que, dans une volonté de faire de la jungle une parabole de l’humanité, Kipling ait eu l’astucieuse idée de faire créer aux animaux qui la peuplent des lois de la jungle qui transcendent les espèces. La dimension parabolique est cependant difficilement compatible avec l’aventure très spécifique proposée par le film, et une fois encore le dessin animé avait été un peu plus judicieux en montrant la jungle comme un lieu arbitraire de constant danger. Ces lois inconnues frustrent un spectateur qui ne reconnaît pas les animaux auxquels ces personnages sont supposés renvoyer, et qui a donc davantage de mal à se projeter dans un univers dont les règles lui échappent, alors qu’elles sont visiblement connues de tous les animaux. Plutôt que d’être satisfaisantes, elles ne font qu’interroger, d’abord sur leur contenu général, ensuite sur leur origine, la raison pour laquelle les animaux la respectent, ceux qui la font respecter des contrevenants, pourquoi le poème appelé Loi de la jungle, que tous les animaux citent face à Shere Khan, n’évoque que les Loups, au risque du ridicule quand on voit Bagheera, Baloo, une gazelle ou un porc-épic vanter leur morale de Loup… Le roi Louie parle également des districts géographiques de la jungle, tandis que les Loups sont apparemment les maîtres de la leur, faut-il en inférer un découpage administratif des terres ? Cette prégnance inattendue du politique donne étrangement l’image d’une société nettement hiérarchisée et réglementée, civilisée à l’absurde (comme quand les Loups qui imposent à Shere Khan le respect de la trêve de l’eau admettent que les mêmes lois imposent de se préserver par la mort de toute présence humaine, ou que les rapports de prédation sont complètement gommés dans tout le film, faisant coexister gazelles, porc-épics, loups et panthères !), donc moins inconnue ou sauvage.
Si encore le film se contentait de cela… Mais il multiplie les faux-raccords les plus prévisibles et les incohérences les plus frappantes, en interdisant l’excuse trop entendue « C’est un film pour enfants/C’est un film d’animation », argument déjà limite bien qu’audible quand il est question des vieux Disney, et tout à fait incompatible avec les productions contemporaines, leur budget, leur ambition et un film live. Que les cicatrices que Mowgli porte depuis le début du film se déplacent légèrement est compréhensible. Que, détruisant des ruches, entouré de centaines d’abeilles agressives, il ne reçoive qu’une dizaine de piqûres guéries le soir même paraît limite. Comme les lianes changeant de longueur et les arbres de hauteur, c’est le lot de tout film de pur studio. Le véritable problème réside dans la psychologie des personnages.
Dans le dessin animé, Shere Khan était une menace obsédante pour les personnages avant même d’apparaître réellement à l’écran, et semblait constamment sur les traces de Mowgli. Dans le film, il se contente de tuer Akéla, en dix secondes, devant une meute de Loups dont personne ne songe à venger son chef, ou même à vérifier s’il n’aurait pas survécu à sa chute, et de rester planté là, menaçant de tuer les animaux jusqu’au retour de Mowgli. Plutôt que d’envoyer un émissaire le prévenir, il attend que celui-ci l’apprenne presque par hasard, et en continuant de menacer les loups prolonge les risques sur sa propre tête (une loi permettrait-elle de dormir en sûreté dans le domaine de carnassiers dont a lâchement assassiné le chef ?). Il n’envisage pas que Mowgli puisse préparer sa venue, s’armer pour le tuer par surprise, s’allier à d’autres animaux pour favoriser sa vengeance, mourir dans une jungle aux mille dangers – au moins dans le dessin animé empêchait-il lui-même Kaa de le dévorer, dans une scène savoureuse dont l’absence se fait ressentir – tandis qu’ici il aurait bien eu des occasions de périr loin du tigre – retourner au village des hommes, et revenir avec eux ou simplement y rester sans jamais être mis au courant, ou sans prendre le risque de s’impliquer – il manquerait une scène pour créer de l’empathie pour Akéla. Cela est d’autant plus curieux que la mort de Shere Khan résulte d’un évident suicide : il marche sur la branche d’un « arbre mort » (terme qui définit d’abord un arbre mort, logique, puis un arbre creux composé tantôt de lianes tantôt de bois) dont il sent qu’elle ne supporte pas son poids, avance, craint à nouveau qu’elle ne cède, regarde autour de lui, puis bondit au bout, la brisant évidemment… On aurait voulu suggérer les pulsions auto-destructrices du tigre qu’on ne s’y serait vraiment pas mieux pris.
Mowgli n’est heureusement pour lui guère plus malin. D’abord parce qu’il parvient à se montrer dix fois plus insupportable que son modèle dessiné dans une scène qui marquera tout spectateur, où Bagheera lui intime l’ordre de se coucher par terre sur un ton fort sérieux, ce qu’il refuse de faire parce qu’il veut d’abord en comprendre la raison… Ensuite parce que se saisissant d’un flambeau pour aller combattre Shere Khan, il met le feu à toute la jungle, mais le jettera à l’eau quand il combattra le tigre pour montrer qu’il n’a pas besoin « d’astuces » (ce qui ne l’empêchera pas de gagner avec une astuce), son génie technique étant d’ailleurs impressionnant, puisque sans enseignement ni modèle, entouré d’animaux qui le contraignent à agir en animal et non en homme, il parvient à concevoir des systèmes très élaborés. Il faut dire qu’il avait entre-temps cherché à grand peine à circuler entre les buffles fonçant tout autour de lui, de peur de se faire piétiner, avant de s’arrêter au beau milieu du flot pour regarder longuement Shere Khan, son amour de la vie ne paraît donc pas moins douteux que celui de son antagoniste…
L’une des meilleures scènes du film est d’ailleurs ce moment où, ayant retraversé la jungle en moins d’une heure visiblement ( !), le feu à la main, il se rend compte qu’il effraie ses anciens amis, et où Shere Khan lui fait remarquer qu’il est devenu un homme, une menace pour l’ordre naturel, d’autant qu’il a utilisé son arme magique pour détruire la jungle, le spectateur ayant fortement l’impression que les animaux sont cette fois, ce qui serait assez normal, du côté du tigre les défendant contre l’humain qui a anéanti leur habitat naturel. Cela ne dure évidemment pas, et les animaux préfèrent la mort en allant se jeter un par un sur Shere Khan pour le ralentir dans sa poursuite de Mowgli, que de voir leur intérêt, leur vie ayant soudain perdu toute valeur au profit du petit d’homme, ou celui d’une attaque groupée, surtout que l’enfant n’a manifestement aucune chance, et que lui faire gagner deux minutes ne justifie aucune perte…
Il est surprenant de constater à ce moment l’échec de Favreau à rendre emblématiques les duels entre le tigre et Baloo, puis Bagheera. Alors qu’il est aisé à un spectateur de se projeter dans un combat de robots ou d’armures, qui sont perçues comme une métaphore et une extension du corps humain, l’identification à des animaux sauvages est évidemment plus difficile, l’absence de paroles et de gestes anthropomorphes n’aidant pas à s’investir dans des combats d’une minute à peine et difficilement lisibles.
Faut-il également évoquer le plan de Baloo pour sortir Mowgli du temple des singes, et qui s’appuie sur l’espoir que celui-ci ne sera pas tenu captif mais pourra échapper à la vigilance de centaines de créatures simiesques pendant que l’ours attire leur attention, et que ce dernier ne sera pas jeté dans le vide que la supercherie sera découverte ? Heureusement que les singes sont stupides, c’est bien connu, et que les plus massifs qu’on avait vus participer à l’enlèvement musclé du petit d’homme sont remplacés soudain par d’inoffensifs ouistitis…
[divider]Un petit mot sur le meilleur personnage du Livre de la jungle[/divider]
L’impossibilité d’écouter les voix de Ben Kingsley, Scarlett Johansson, Christopher Walken, Bill Murray, Idris Elba, a sans doute joué son rôle dans la dépréciation de certains personnages ou du film en général, tant le charme que de tels doublages peuvent y apporter paraît évident – la voix française de Mowgli était particulièrement affligeante, tout en collant au personnage, peut-être aussi bien doublé en langue originale ?
Cela n’aurait cependant pas empêché le meilleur personnage d’être le même que celui du dessin animé : je parle évidemment de King Louie. Dans un monde monomaniaque et manichéen, sa présence comme troisième partie du film, à l’écart de l’affrontement moral stéréotypé caractérisant le reste l’histoire, est d’une passionnante richesse. Dans les deux œuvres, il est obsédé par l’idée de devenir un homme, estimant qu’il pourrait être si humain que d’autres hommes en comparaison pourraient paraître des animaux, et que l’humanité représente le stade ultime de la création. Cette accession à une autre nature pourrait être favorisée par la possession du « feu », symbole par excellence de la civilisation par son potentiel destructeur autant que son utilité quotidienne, pour se chauffer par exemple, et dont il croit que tout homme, Mowgli compris, est détenteur. Cette obsession pour la « fleur rouge » est d’ailleurs un fil directeur assez habile du film, dont manquait peut-être le dessin animé, même s’il en vient à opposer les mondes animal et humain avec une telle radicalité qu’on en vient à s’étonner que personne n’ait entendu parler de la foudre, pourtant essentielle dans le dessin animé.
Alors que King Louie est une invention du dessin animé, les singes de Kipling n’ayant pas de chef, il est de surcroît doté d’un véritable caractère à défaut d’un grand intérêt dramatique (la saynète qui lui est consacrée étant dans un cas comme dans l’autre tout à fait indépendante du reste du récit), puisqu’il est en même temps déjanté – il reste un orang-outan joueur, même dans le film où Favreau a décidé de lui maintenir son chant jazzy – et terrifiant par le danger sérieux qu’il représente pour Mowgli et sa soif assez psychopathique d’humanité.
https://youtu.be/9JDzlhW3XTM
Même si son apparition déçoit dans les deux cas, toujours trop courte, et assez cliché dans le film de Favreau, où son gigantisme justifie une scène de course-poursuite dans un temple qui s’effondre plus attendue dans Godzilla ou Tomb Raider que dans Le Livre de la jungle, au point de nous infliger la scène où Mowgli se cachant derrière un pilier le croit parti, alors qu’il apparaît soudain, s’étant déplacé vers sa cachette sans l’avoir vu et avec un silence contrastant avec le tonnerre de ses déplacements précédents… D’autant plus dispensable donc qu’il n’est plus mis en valeur comme personnage, mais uniquement comme menace animale. Enfin bon, il chante, contrairement aux éléphants qui ne parlent même plus, à Kaa qui n’a le droit qu’à deux minutes de film, à la petite fille de la fin qui n’existe plus, Mowgli retournant finalement dans la jungle pour permettre une suite, aux vautours qui apparaissent le temps d’un plan et ont manifestement disparu sur le suivant, et cette immense marque de fidélité au personnage prouve une certaine finesse que l’on n’aurait pas attendue en voyant le reste !
[divider]Bilan prévisible, malgré tout décevant[/divider]
On attendait mieux d’un film qui, non content d’adapter le classique homonyme, remplace sans doute Le Roi Lion – un film purement animalier et sans Zimmer, ou les chants mythiques du dessin animé, paraissait assurément moins charmant – et quelques scènes ont donc été réutilisées dans Le Livre de la jungle, comme les buffles mettant par leur course inconsciente dans un ravin le personnage principal en danger, certains plans collectif d’animaux (dont on jurerait qu’ils appartiennent tant à la jungle indienne qu’à la savane et aux forêts européennes), la chute dans le feu du grand méchant. Favreau nous propose finalement une œuvre plus proche d’Iron Man – un être plus astucieux que ceux qui l’entourent décide de mettre son intelligence technique à contribution pour leur venir en aide – que de l’original, les tentatives de restitution de Kipling fonctionnant globalement trop mal pour que l’on apprécie même l’intention.
La beauté des images est inégale, l’action qui vient combler le temps manquant au film de 1967, plutôt satisfaisante dans l’ensemble, n’empêche pas d’étonnants remplissages, les personnages, tous suicidaires, réjouiront les fans, et moins ceux qui se souviendront des 175 millions de dollars investis par un studio qui aurait pu se montrer aussi attaché à l’histoire et à l’humour qu’il l’est dans ses productions animées (encore que Zootopie…), et qui n’est même pas fichu de proposer un fondu final sur illustration fidèle…
On pourrait en déduire assez vite que cela augure mal des autres projets d’adaptation live de Disney, qu’elles reprennent fidèlement l’original (Peter et Elliot le dragon sortira en août) ou qu’elles proposent une approche de biais a priori stimulante (Djinns, préquelle à Aladdin focalisé sur le Génie ! Cruella !), qu’elles soient confiées à des faiseurs (David Lowery), des demi-faiseurs/demi-créateurs (Rob Marshall sur Mary Poppins, bientôt Bill Condon sur La Belle et la bête) ou à des créateurs (Tim Burton proposera sa vision de Dumbo !), mais le nombre de points d’exclamation produits à la seule pensée de ces projets manifeste la constance de mon émerveillement et l’espérance aveugle que je continue de placer en Disney – comme beaucoup d’entre vous, j’en suis sûr.