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Le déclic artistique : Mondrian

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Et si l’œuvre de Mondrian était le Minecraft du XIXe siècle ?

Et si les œuvres d’art telles que nous les connaissons aujourd’hui avaient été réalisées à notre époque ? Et si Leonard de Vinci, Michel-Ange, Picasso, van Gogh, Dalí, Delacroix, Manet, ou même les hommes de Lascaux, avaient été des hommes de notre temps, internautes plus ou moins aguerris, et consommateurs avertis de technologies ?

C’est en partant de ce postulat que Cleek vous propose, au travers de cette nouvelle petite série d’articles, de découvrir ou de redécouvrir certaines œuvres majeures de l’histoire de l’art passées à la moulinette de notre culture pop et geek. Une interprétation résolument moderne (pour ne pas dire décalée) viendra donc servir le propos d’une analyse plus technique, pour appréhender d’un nouvel œil la discipline souvent mal-aimée qu’est l’histoire de l’art.

Après un saut dans le passé assez conséquent entre Leonard de Vinci, internaute et gamer de la Renaissance, et les grottes de Lascaux, DLC préhistorique de Slenderman, nous revenons cette fois-ci dans une temporalité plus contemporaine puisque c’est auprès de Mondrian, créateur inspiré de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, que nous nous rendons pour parler art le temps d’un clic, et pour parler plus précisément d’une certaine Composition en rouge, jaune, bleu et noir.

 

[divider]Mon Drian à moi[/divider]

 

Et si Mondrian était un game designer précurseur de Minecraft de la fin du 19e et du début du 20e siècle ?

 

Composition en rouge, jaune, bleu et noir - Piet Mondrian
Composition en rouge, jaune, bleu et noir – Piet Mondrian, c. 1926, 80×50 cm, huile sur toile

 

Certains disent que tout est cyclique. Ce qui paraissait ancien, d’un autre temps, voire archaïque et primitif (dans leur sens le plus littéral) devient le modèle, le but à atteindre, l’idéal. L’histoire de l’Art en est l’illustration voire l’incarnation même avec l’esthétique greco-romaine puisant ses racines dans la période antique, mais revenant régulièrement sur le devant de la scène, notamment à la Renaissance (d’où ce nom), toujours plus fort, après avoir laissé sa chance à d’autres styles et esthétiques de s’imposer. Le monde vidéoludique aussi.

En effet, l’évolution graphique des jeux vidéo est un peu à l’image de ce retour cyclique d’une esthétique particulière. Ainsi, alors que l’on partait de loin lors de la création des tous premiers jeux, avec des graphismes à base de quelques bits seulement, une quête de réalisme s’est petit à petit installé. Quel n’était pas notre émerveillement à chaque nouveau jeu face à l’évolution graphique qu’il proposait (alors, qu’évidemment, rétrospectivement, les seins de Lara Croft dans les premiers opus de la licence du même nom n’émoustillent qu’une Madonna des années 90 en corset pointu) ! Les jeux vidéo les plus récents rivalisent désormais de réalisme. Mais avec cet accomplissement se crée tout naturellement en parallèle une mise en question de la tendance réaliste pour un retour à une artificialité revendiquée. Il suffit pour cela de se pencher sur certains jeux comme The Walking Dead affichant un cell shading marqué, Beyond Eyes pour une esthétique plus proche de l’aquarelle, Don’t Starve pour un retour aux traits brouillons et maladroits, ou encore le très célèbre et pixelisé Minecraft, pour se rendre compte que cette approche, en plus d’être intéressante, se révèle gagnante.

Alors, quel rapport avec Mondrian, me direz-vous ? Mondrian lui-aussi a fait un petit retour aux bases dans son œuvre, et même un retour aux pixels. 

Pieter Cornelius Mondrian, Piet Mondrian de son petit nom, né en 1872, a d’abord été instituteur avant de chercher à se reconvertir dans le monde du jeu vidéo et de la conception de jeu vidéo. Après avoir intégré l’école la plus réputé des Pays-Bas dans le domaine, et avoir acquis avec brio les bases du design de jeux vidéo, Mondrian va entamer une carrière marquée par une évolution notable, et aux inspirations diverses, avant qu’il ne parvienne à trouver son style propre, et qu’il n’impose sa signature. 

Un des jeux qui illustrera ses premières errances se nomme Saulaie : Impression de lumière et d’ombre et est sorti aux environs de l’année 1905. Si le jeu est graphiquement très beau, il faut reconnaître que son gameplay n’en est pas moins statique, voire complètement figé. Cela caractérisera l’ensemble des jeux qu’il mettra au point par la suite. Notons que l’univers graphique est influencé, bien que de façon assez légère, par le symbolisme : un certain travail est fait sur l’image qui va exprimer une idée plus ou moins abstraite. L’image n’a pas à être trop figurative, tant qu’elle exprime quelque chose. On devine ici des arbres, dans une sorte de clairière, ou autour d’un étang, et la majeure partie de l’œuvre consiste en un jeu sur la lumière qui passe au travers des feuilles et qui donne ce petit quelque chose d’impressionniste au décor.

 

Saulaie : Impression de lumière et d’ombre – Piet Mondrian, c. 1905, 35×45 cm, huile sur toile

 

Sa rencontre avec Van Gogh (personnage tout aussi éminent auquel nous consacrerons un article futur) va lui inspirer une nouvelle direction, sur le plan esthétique, et c’est ainsi qu’une nouvelle série de jeux vidéo signés Mondrian voit le jour. Ces derniers, dont l’Arbre rouge, sorti entre 1908 et 1909 en fonction des serveurs, se fait le représentant dans cet article, se veulent emprunts de lyrisme et de transcendance spirituelle. On s’éloigne encore un peu plus du réalisme de ses premiers jeux, tant sur les couleurs que sur les formes, pour s’approcher, à petit pas, de l’abstraction. Les formes sont toujours plus ou moins bien définies, plus que l’on identifie (sans surprise, vu le titre du jeu) un arbre, mais sans plus : l’arbre ne semble plus aussi statique, plus aussi végétal qu’il serait censé l’être, et le fond disparaît, devient flou (dans le sens d’indéfini, d’abstrait).

 

Arbre rouge – Piet Mondrian, 1908-9, 70×99 cm, huile sur toile

 

Puis le game designer va s’inspirer du courant naissant du cubisme, qui cherche d’une certaine façon à représenter des volumes dans toutes leurs facettes en deux dimensions, en jouant sur les différentes lignes et formes géométriques. L’Arbre argenté, DLC de l’Arbre rouge, sort en 1911 et marque le tournant entamé par Mondrian sous l’influence des jeux cubiques qu’il a pu découvrir jusque-là. Ce DLC ne révolutionne pas la licence Arbre par son gameplay, qui ne change (encore une fois) pas, mais par l’ajout d’un niveau à l’esthétique un peu plus marquée. Les représentations perdent encore en figuration, et l’ensemble devient toujours plus abstrait. Le joueur évolue dans un univers géométriquement plus marqué, aux couleurs plus froides, et aux traits toujours plus indéfinis. Voir un arbre dans ce décor relève presque (je dis bien presque) le but du jeu.

 

Arbre argenté – Piet Mondrian, 1911, 78,5×107,5 cm, huile sur toile

 

Mais cette quête d’une esthétique toujours plus cubique et d’une abstraction toujours plus poussée passe un point de non retour avec la sortie du jeu Composition XIV en 1913, qui signe une nouvelle étape. Le gameplay se complique de façon drastique (tout en étant toujours très figé et limité) et l’univers graphique de Mondrian se confirme. C’est un jeu qui fait donc parler de lui pour son ambiance résolument tranchée. L’environnement se réchauffe, avec l’ajout de teintes jaunes, mais devient une abstraction dans son sens premier.

 

Composition XIV – Piet Mondrian, 1913, 65×94 cm, huile sur toile

 

C’est avec le jeu Composition en rouge, jaune, bleu et noir, sorte d’exploration parallèle de la licence Composition, que Mondrian va pourtant connaître la célébrité. C’est en effet le jeu de Mondrian le plus réputé car sans doute le plus abouti. Sorti en 1926, il signe l’apogée de la quête artistique du game designer néerlandais. Le gameplay tout comme l’environnement sont épurés. Abstraction, tel est le mot d’ordre pour un jeu dont l’histoire et la conclusion restent encore bien mystérieuses aux yeux des innombrables joueurs qui s’y sont risqués.

Après une course effrénée au réalisme, certains gamers voient ça comme un retour (regrettable, insensé) aux pixels. À l’image de Minecraft, c’est comme si le game designer avait fait le choix de délaisser les progrès techniques qui s’offraient à lui pour en revenir aux bases primales du jeu vidéo. Et c’est d’une efficacité redoutable, et ce pour deux raisons : c’est d’une part d’une originalité implacable ; d’autre part, c’est un vent de fraîcheur qui vient poser la question de la nature du progrès en matière de graphisme de jeu vidéo, et qui montre l’étendu des possibles en matière d’univers graphiques encore à explorer.

 

Notons pour finir que certaines légendes voudraient que Mondrian et son jeu Composition en rouge, jaune, bleu et noir se soit inspiré (ou ait inspiré, les sources ne convergent pas sur ce point) des avancées toutes récentes en matière de télévision couleur. Abstraction de Mondrian, pixels, il faut admettre que la ressemblance peut interroger. À cette question, une seule réponse : tout n’est qu’un mélange de formes géométriques et de couleurs dont l’association finit par former, avec le recul (et une distance plus ou moins importante), une forme plus complexe. Mondrian n’a donc en soi rien inventé, si ce n’est le Minecraft du XXe siècle !

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