Pro Backseatu gamingu

 

C’est du fin fond de mon fauteuil (ou du canapé que j’aurais fait mien le temps d’une session), que je vous écris, pour vous entretenir de mœurs que la morale geek trop souvent réprime, à tort, je vous le dis. Vous, moi, qui ne s’est jamais délassé au fond de son siège, le regard porté sur un écran, pour suivre les actions rendues virtuelles d’illustres inconnus ; et qui n’a pas, toujours depuis la chaleur réconfortante de son sofa, commenté les images qu’il voyait défiler devant lui ? Vous considérez-vous, vous, lecteurs du dimanche, et joueurs du reste de la semaine, comme des criminels ? Comme des gens immoraux, n’ayant aucun respect pour la société (geek) et ses fondements ? Êtes-vous un danger pour les autres et pour vous-mêmes ? Non, et pourtant, vous êtes tous adonnés à cette pratique que la communauté rejette en force : le backseat gaming. Je vous le dis, nous sommes tous des backseat gamers dans l’âme, et c’est pourquoi je me tiendrai aujourd’hui devant vous pour redorer le blason du backseat gaming.

 

[divider]Backsteat Boys ou Backstreet Gaming ?[/divider]

 

Porter un jugement de valeur sur le backseat gaming (ou tout autre phénomène), c’est bien, mais encore faut-il le définir convenablement. Comme de nombreux autres termes et expressions liés au monde vidéoludique, il est inutile d’espérer trouver l’expression « backseat gaming » (ou sa variante « backseat gamer ») dans un dictionnaire conventionnel. Bien trop jeune, peut-être encore trop lié à une communauté précise, le phénomène a besoin d’autres supports pour être décrit. À l’image de ce petit reportage vidéo que nous propose la websérie Gaming Wildlife sur Youtube.

 

 

S’il fallait mettre des mots (français) de façon concise sur ces quelques cinq minutes (en anglais) d’explication, l’on pourrait s’en référer aux définitions donnée par le très instructif dictionnaire en ligne Urban Dictionary (définitions qui vous ont été ici généreusement traduites) :

 

 

Backseat gamer

  1. Quelqu’un qui vous regarde jouer à n’importe quel jeu vidéo et qui vous dit quoi faire. Quand vous perdez, il vous blâme pour cela, vous traite de noob ou se moque de vous.

  2. Généralement une personne qui crie de façon excessive sur un ami qui essaye d’apprécier un jeu vidéo. Il a le sentiment que, si la personne ne joue pas bien à cause d’un manque de concentration vis à vis de son environnement de jeu, le fait de lui crier dans l’oreille la marche à suivre et le bruit de fond assourdissant ainsi créé l’aideront d’une façon ou d’une autre à se concentrer davantage. Cela porte parfois ses fruits, mais donne le reste du temps envie d’enfoncer la manette dans la gorge de la personne et de la pendre au plafond à l’aide du cordon d’alimentation.

  3. Tout comme un passager stressé en voiture (« backseat driver »), un backseat gamer est une personne qui vous dit quoi faire dans le jeu auquel vous être en train de jouer pendant que vous êtes en train d’y jouer.

 

Les définitions du genre se multiplient sur le site, et il serait bien trop long (et redondant) de se montrer exhaustif. Le propos est ici semblable à celui tenu dans la vidéo : notons-en les principaux points communs et caractéristiques.

Tout d’abord, il est bien évidemment question de jeux vidéo. Si l’expression tire son origine du vocabulaire et du domaine automobile, il s’agit ici d’une personne qui joue, gamer, ou de l’action elle-même de jouer, gaming. Ou, plus précisément, du fait de ne pas jouer tout court. Car toutes les définitions insistent sur le fait que le protagoniste du backseat gaming est précisément celui qui ne joue pas. À l’image du backseat driver, qui est le passager, le backseat gamer est en retrait de l’action elle-même. Tel un inspecteur des travaux finis, il observe, et commente. Mais il ne s’agit bien sûr pas de n’importe quel commentaire. La vidéo comme les définitions tirent en effet un portrait bien négatif de cette personne, qui ne semble savoir communiquer que par la négative et l’exclamative (voire l’insultive, si une telle catégorie de phrases existait). Le backseat gamer juge, critique, vocifère, spoil, s’indigne, s’époumone, tape sur le système… : bref, le backseat gamer est une plaie, dont le seul but est de souligner, plutôt deux fois qu’une, l’infériorité (technique ou non) du joueur qu’il observe.

Vous devriez regarder aussi ça :
Test - L'aspirateur balai sans fil Roborock H5

Mais ne serait-ce pas là être trop manichéen que caractériser ainsi celui qui regarde quelqu’un d’autre jouer ? N’y a-t-il pas d’autres issues possibles lorsque l’on ne tient pas la manette dans ses mains, et que l’on en est réduit au silence à l’observation ? Une définition plus nuancée, elle aussi disponible sur Urban Dictionary, vient soutenir le propos que je vais maintenant développer.

 

Backseat gaming

Regarder quelqu’un jouer à un jeu vidéo, en commentant la moindre de ses actions (de façon positive ou négative). (Cela arrive lorsque plusieurs personnes partagent un même ordinateur.)

 

Notons immédiatement la relative neutralité de cette nouvelle définition. Si l’utilisation de la formulation « la moindre de ses actions » souligne le caractère quelque peu répétitif et irritant du comportement, le propos reste cependant sobre. Ici, le backseat gaming se résume au fait d’observer et de commenter ce que fait l’autre pendant qu’il joue. En cela, ne sommes-nous pas tous des backseat gamers ?

Il faut dire que de nombreux catalyseurs favorisent toujours plus cette nouvelle approche du jeu vidéo. Pour commencer par le plus évident, le streaming connaît par exemple des jours toujours plus radieux sous le soleil d’Internet, avec le développement des plateformes de diffusion comme Twitch et la multiplication des chaînes et des jeux diffusés. Bien que parfois décrié, le streaming encourage une pratique plus distante du jeu vidéo, à l’image des rediffusions de compétitions sportives, qui nous enfonce toujours plus dans notre canapé. Bien sûr, l’autre critère majeur de l’expansion de ce phénomène est à chercher du côté du support lui-même : le jeu vidéo. Comme l’illustrent fort à propos les Cleek et des Claques sur les jeux vidéo à regarder ou les tests en mode spectateur de Metal Gear Solid V ou de The Walking Dead que nous avons pu publier, les jeux vidéo se prêtent de plus en plus à l’observation. Beyond Two Souls, Until Dawn, Life is Strange, les jeux récemment sortis ou à venir offrent désormais des scénarii très poussés et des gameplays qui viennent soutenir ce travail scénaristique. Il n’est plus nécessaire de tenir la manette pour profiter d’un jeu. Enfin, sur un plan plus pragmatique et logistique, tout le monde n’a pas de console chez soi, ou n’a pas les jeux ou le nombre de manettes requis pour que tout le monde puisse jouer en même temps : la fratrie ou le conjoint deviennent donc parfois les backseat gamers par excellence.

Bien sûr, il s’agit de faire preuve de lucidité : le backseat gaming reste une pratique encore mal considérée, et ce pour bien des raisons (justifiées, pour un grand nombre d’entre elles). Tout d’abord, le caractère excessivement toxique d’une grande partie des backseat gamers reste incontestable. Il suffit de parcourir certains chats de stream pour s’en rendre rapidement compte. Que le backseat gamer soit dans la même pièce ou non, le flot incessant de commentaires est souvent une source d’irritation, même lorsque les remarques ne sont pas négatives (les remarques étant par ailleurs le plus souvent négatives voire violentes).  Enfin, en plus de se montrer agressif ou insupportable, le backseat gamer se fait parfois/souvent/trop souvent (barrer les mentions inutiles) le pourvoyeur du spoil tant redouté, ce qui n’est jamais plaisant pour le joueur.

 

Cleek_image_culturegeek_backseatgaming_messi_fifa
Messi pour Fifa 16 : backseat gamer réel ou joueur virtuel ? Vous avez quatre heures.

 

Rien n’est réellement blanc ou noir. Si le phénomène de backseat gaming était jusqu’à présent connoté de façon négative, l’évolution et la démocratisation de cette pratique de par de nouveaux contextes vidéo-ludiques amène à s’interroger sur la vision que l’on porte dessus. Il ne s’agit plus de rejeter en bloc le backseat gaming, mais peut-être de l’apprivoiser pour mieux l’appréhender et en tirer le meilleur.

Après tout, nous sommes tous des backseat gamers.