Œil pour œil, sang pour sang ?

Le jeu vidéo est-il bon pour la santé ? Rassurez-vous, cette question hautement sensible à tendance polémique ne sera ici que le point de départ d’une autre réflexion, pas forcément beaucoup plus légère cela étant, puisque nous nous intéresserons aujourd’hui au rapport, très chaleureux à première vue, qu’entretiennent jeux vidéo et sang. Relation jugée dangereuse par certains, inéluctable par d’autres, le débat sans fin – et que je ne prétends pas résoudre dans les quelques lignes qui vont suivre – que soulève une omniprésence peut-être un peu trop assumée au goût de certains du sang dans les jeux vidéo n’est pourtant pas si stérile que ça (façon de parler, nous le verrons), puisqu’il est à l’origine de certains projets dans l’air du temps.

 

[divider]Dans « santé », il y a « sang » , et il y a « thé »…[/divider]

 

La violence dans les jeux vidéo fait donc couler de l’encre. Et du sang. C’est de ce constat qu’est née cette initiative des plus novatrices. Et si l’on arrêtait de gâcher ce sang versé dans les jeux vidéo ? Et s’il pouvait être récupéré ? Ainsi, en novembre dernier tournait sur les réseaux canadiens une campagne un peu particulière, alliant de façon originale deux univers que l’on n’associe pas forcément de façon aussi évidente, à savoir le jeu vidéo et la santé. Ainsi, Jamie Umpherson et Taran Chadha (aidés par trois autres personnes, dont Jonathon Root et James Jarvis) envisageaient donc la possibilité de toucher le public bien spécifique qu’est celui du gaming pour l’inciter à davantage donner son sang (et donc, accessoirement, à aider à sauver des vies) et ce à l’aide d’un appât. Et cette fameuse carotte de l’âne, c’est le jeu vidéo. Et la carotte s’appelle ici Blood Sport.

 

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Après l’eSport, le Blood Sport ?

 

Blood Sport, c’est la façon qu’a le caractère virtuel du gaming de se concrétiser, et ce via le sang. Le système est (relativement) simple : la machine permettant l’extraction du sang est liée à votre jeu via votre manette. En se basant sur le principe que les manettes vibrent lorsque le personnage de jeu vidéo prend un coup (et donc saigne, pour les besoins de l’épique et du dramatique), toute vibration de la manette induit un signal qui déclenche alors la machine branchée à votre bras (à l’image de n’importe quel autre don classique) et donc le prélèvement. À la façon d’un interrupteur, toute blessure de votre alter ego virtuel se traduit par une pochette de sang (bien réel) qui se remplit.

À terme, il s’agirait de pouvoir prélever deux personnes en même temps, afin qu’il s’agisse d’un duel entre deux personnes, et non pas simplement le donneur contre la machine. Imaginez-vous dans un de vos innombrables duels virtuels à mort contre un de vos amis, qui aurait en plus le mérite d’aider votre prochain ! Toute une campagne de promotion a ainsi été imaginée, en envisageant la possibilité de show matchs qui opposeraient certains grands noms du gaming, comme PewDiePie ou des équipes complètes comme compLexity Gaming (même si rien n’avait été établi ou confirmé, précisons-le). Une campagne à travers tout le Canada avait donc été étudiée. Autre avantage, ce système, qui se base sur le fonctionnement de la manette et non pas sur la structure d’un jeu précis, pourrait s’adapter à tout type de jeu impliquant un personnage dont l’intégrité physique serait mise à l’épreuve. Counter-Strike, Battlefield, la liste des jeux que cela pourrait toucher est bien longue (comme votre… liste des courses !) et peut évoluer au fil des sorties et des consoles.

 

 

Pour ceux qui auraient peur de mourir un peu trop souvent (virtuellement), pas de panique : des critères de poids et de taille seraient nécessaires à la programmation de la machine afin de ne pas dépasser une quantité limite, et tout prélèvement se ferait bien évidemment en présence d’un professionnel agréé. Plus vous verrez la vie et l’écran en rouge, plus rapide sera votre don, au pire. La seule contrainte serait donc de ne pas avoir peur des aiguilles ni de la vue du sang (virtuel comme réel).

Si certaines autres craintes peuvent être formulées à l’égard de ce projet (je m’interroge notamment sur l’aspect pratique du don, puisque le bras doit être immobile et étendu, position que je suis pour ma part incapable de conserver lorsque je joue à un jeu vidéo, encore moins lorsque je me fais virtuellement tuer, encore et encore, ou encore le stress induit par ce contexte qui pourrait être jugé néfaste), l’idée a donc de quoi faire sourire, voire convaincre, et donne un autre aspect au don du sang : plus convivial, plus jeune, plus moderne, le don n’est plus un moment pénible, un instant perdu dans la journée, mais un moment plaisant, voire (soyons fous !) attendu avec impatience.

 

[divider]À feu et à sang[/divider]

 

Mais cette initiative, qui étonne par son angle décalé, pose aussi un certain nombre des problématiques. Outre les questions socio-démagogiques habituelles quant à l‘identité du geek (le public visé semble relativement jeune – autour des 25 ans, dirons-nous – alors que des études montrent que l’âge moyen du joueur tourne entre 35 et 40 ans – ce qui est la fleur de l’âge, me direz-vous) ou relatives à sa place dans la société (Le gamer est-il un être enfermé dans sa bulle ? Quel rôle joue-t-il dans la société, et quelle est son utilité ?), la question, implicite, certes, mais presque essentielle, voire fondamentale, soulevée par ce projet est celle de la violence.

 

Et dire que je ne les croyais pas quand on me disait que c’était dangereux de se tenir si près de l’écran…

 

Si Blood Sport n’est pas une critique en soi de cette violence souvent présente dans le jeu vidéo (et qui se révèle ici utile), le projet se base néanmoins sur, et met donc en avant, la profusion du sang dans le jeu vidéo. Qu’il soit purement ornemental (on pourrait citer Diablo 3 et son goût contestable pour un carrelage tâché de sang), utilitaire (jeu de piste dans Outlast, ou « indicateur » de santé dans de nombreux jeux comme Battlefield), quelque peu périmé (la liste des jeux vidéo impliquant des zombies est bien trop longue pour ces quelques lignes) ou diluvien (citons par exemple le très célèbre et controversé – et ce avant même sa sortie – Hatred, dont la teinte rouge du sang est particulièrement mise en évidence dans un jeu principalement en nuances de gris), le sang est un élément important voire primordial dans bon nombre de jeu. Tuer est bien souvent le but du personnage que l’on joue (ou du moins lorsque l’on voit l’outil principal à sa disposition pour parvenir à ses fins), et cela implique généralement une certaine quantité de sang.

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Élément rendant l’ensemble plus crédible ou simple fin en soi, la vue du sang dans le jeu vidéo est désormais chose banale, voire attendue, et il faut se tourner vers Super Swing Golf ou Alexandra Ledermann : le Haras de la vallée pour espérer y échapper (même Goat simulator n’y échappe pas, c’est vous dire). Alors bien entendu, vous me direz qu’il existe tout de même de nombreux jeux n’impliquant pas la mise à mort de l’ennemi, ni la projection de la moindre goutte de sang, comme dans Antichamber ou The Talos Principle, ou encore que le sang de monstres comme dans Evolve, ce n’est pas pareil. Mais il faut cependant reconnaître que les symboles avertissant d’une certaine violence et de la présence de sang nous deviennent aussi familiers qu’un panneau Stop (même si dans les deux cas, ils ne sont pas toujours respectés).

 

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« Dans cette situation : – Je me cache les yeux en pleurant (A) ou – Je défonce les monstres à coup de hache (B) »

 

Il serait bien entendu trop facile de diaboliser le jeu vidéo, et relancer les éternelles polémiques faisant du jeu vidéo la cause des tueries et de la violence des jeunes qui auraient perdus tout repère. La violence ne fait pas l’objet du même traitement au sein des différents jeux et genres disponibles sur le marché : si le fait de tuer quelqu’un et de faire couler du sang est parfois très sobrement présenté et justifié dans certains jeux (citons par exemple Counter-Strike, mais la liste – qui n’en est au passage pas une ici – n’est pas exhaustive), ce n’est pas toujours le cas, et certains jeux mettent en avant une violence gratuite de plus en plus visuelle, et néanmoins intéressante, comme dans MadWorld, mais aussi particulièrement explicite, à l’image de Hatred dont nous parlions un peu plus haut. Si des titres aussi extrêmes ne sont pas monnaie courante, il faut cependant reconnaître que les titres sanglants abondent : qu’il s’agisse de jeux d’horreur comme Outlast ou Amnesia, où le sang sèche sur la moindre surface disponible de l’environnement, ou simplement de jeux d’action où le sang coule à flot, ce dernier est banalisé dans un certain nombre de jeux.

Le caractère virtuel du jeu vidéo permet bien évidemment une certaine mise à distance. Le joueur sait (normalement) pertinemment que tuer, c’est mal, et qu’il est simplement en train de tuer des personnages virtuels dans un contexte tout aussi virtuel. L’omniprésence du sang reste acceptable par son caractère virtuel. L’aspect « immortel » de certains personnages (le fait que l’on puisse revenir de façon répétée dans la partie sans que le jeu ne s’arrête complètement, par le biais de la réanimation ou simplement de la sauvegarde) rend le caractère vital du sang moins sensible. Le sang n’est qu’un accessoire, qu’un élément du décor comme un autre, qu’un indicateur graphique. À l’image de la barre de vie sur les personnages de MOBA, il ne s’agit que d’un symbole. Le sang n’étant pas réel, sa représentation, parfois poussée à l’extrême, le rendant peu crédible, n’a donc pas un impact aussi fort que cela pourrait être attendu. Sa profusion au travers des jeux aide par ailleurs au développement de cet irréalisme du sang dans le jeu.

 

[divider]On n’a rien sang rien[/divider]

 

Culture de la violence ou défouloir ? Ce débat continue de partager. Si le caractère virtuel du jeu vidéo permet d’encadrer une certaine violence, la question plus globale de la violence dans le jeu vidéo et de son impact sur le joueur demeure aux yeux de certains. Et la profusion de jeux violents et de sang au sein de ses jeux (et en parallèle, de drames bien réels, eux) apporte sans doute à sa façon de l’eau à leur moulin. Quoi qu’il en soit, ici, l’impact du projet Blood Sport, bien que basé sur un aspect vu comme négatif des jeux vidéo, se veut très bénéfique et pourrait sauver des vies (réelles) en échange de la vôtre (virtuelle).

Le projet n’est cependant pas prêt à voir le jour : en effet, lancé sur Kickstarter dans le courant de novembre 2014, il a été quasiment aussitôt (à savoir dans la semaine qui a suivi) interrompu par le site de financement participatif lui-même pour … à vrai dire, le site ne s’est pas exprimé sur les raisons de cette suspension – l’on ne peut donc que spéculer sur l’éventuelle infraction commise par les deux canadiens en proposant leur projet – et a simplement précisé que toute suspension de crowdfunding était définitive. C’est donc du côté du financement privé ou des organismes agréés à cet acte si particulier qu’est le don de sang que le projet doit se tourner s’il veut espérer se trouver un jour entre les mains des gamers.

Une autre raison expliquant l’échec du projet : il s’agirait en réalité d’un canular, le projet n’ayant jamais réellement eu comme but de voir le jour.

Mettre le jeu vidéo au servir du don du sang, l’idée ne manquait en tout cas pas de toupet, et on ne peut que souhaiter la réussite de ce genre de projets. De quoi faire du jeu vidéo une activité bonne pour la santé !

Et vous, cela vous inciterait-il à donner votre sang ?