Speedrun, you fools !

Dans un précédent article sur Will Wright et ses créations, je vous parlais d’une temporalité in-game que l’on pouvait modifier à souhait afin de l’exploiter à notre bon vouloir (et à celui, parfois moins bon, des créatures que l’on supervise). C’est aujourd’hui sur une autre gestion du temps que  nous allons nous arrêter puisque nous nous intéresserons au phénomène de Speedrun.

 

[divider]Le temps, c’est de l’argent[/divider]

 

Se battre contre le cancer est souvent une question de temps (en plus d’une question de vie ou de mort). Et c’est bien contre cela que se sont battus gamers et viewers il y a bientôt un mois de ça : contre le cancer, et contre le temps. En effet, du 4 au 10 du mois de janvier dernier s’est déroulée la onzième édition d’un marathon des plus geeks connu (et désormais très réputé) sous le nom de Games Done Quick. Pas besoin de sortir vos baskets, cependant, contrairement à certains événements sportifs désormais bien établis dans le cadre du charity running, comme certaines courses soutenant la Ligue contre le cancer, ou le semi-marathon de Paris permettant aux coureurs de soutenir l’association de leur choix. Non, ici, la manette ou la souris est de rigueur, et le porte-monnaie, bien évidemment.

Voilà maintenant cinq ans que le marathon aussi virtuel que concret qui fait aujourd’hui l’objet de notre étude a vu le jour. Cinq ans, me direz-vous, et onze éditions ? What kind of magic is this ? Revenons en 1997, si vous le voulez bien, où nous y retrouvons Nolan « Radix » Pflug et son site naissant regroupant des vidéos du jeu Quake, fini le plus rapidement possible en mode Nightmare (le plus haut niveau de difficulté du jeu). Ce site fait l’objet d’une fusion un an plus tard, en 1998, avec un autre site, ce qui donne naissance à Speed Demos Archive.  Il faut cependant attendre 2004,  avec le succès d’un speedrun de Metroid Prime, pour que le catalogue des vidéos hébergées s’élargisse, ne se limitant alors plus simplement aux playthrough les plus rapides de Quake, mais intégrant dès lors une multitude d’autres jeux.

 

Prions pour qu’il n’y ait pas de couac

 

Non content d’héberger et de réunir des vidéos de speedrun, et s’inspirant de l’initiative caritative du groupe texan TheSpeedGamers à l’origine de près de 16 actions de bienfaisance pour près de 400 000$ de bénéfices depuis 2008, le site SDA décide en janvier 2010 de proposer un marathon caritatif, d’une durée de trois jours et proposant près de 70 jeux , sous le nom de Classic Games Done Quick : ce premier événement rapportera plus de 10 000$ à destination de l’association CARE (association datant de la fin de la Seconde Guerre mondiale, aujourd’hui connue sous le nom de Cooperative for Assistance and Relief Everywhere, prônant la solidarité internationale, apolitique et indépendante). Ce premier succès amène le site à proposer dès l’année suivante une nouvelle édition de l’événement, sous le nom de Awesome Game Done Quick (ou AGDQ, du 6 au 11 janvier 2011) dont les quelques 53000$ de dons seront reversés à la prévention contre le cancer, rapidement suivi par une édition spécialement dédiée au soutien du Japon et de Médecins sans frontières en avril de la même année (Japan Relief Done Quick, pour un total de 25 800,33$) , et d’une édition estivale en août de la même année, Summer Games Done Quick, qui permettra de faire un don de plus de 21000$ au profit de la recherche contre l’autisme.

 

Un nom aussi clair que concis. CQFD. AQFD. ACDC … mmmh

 

C’est depuis lors deux fois par an, sur près d’une semaine, que les plus grands speedrunners et des spectateurs se retrouvent pour épater le public, en janvier pour la version hivernale qu’est l’AGDQ, et en mai, juin ou juillet pour son équivalent estival qu’est la SGDQ. Depuis sa création, le nombre de jeux représentés et la valeur totale des dons ne cessent d’augmenter : on est ainsi passé d’une petite quarantaine de jeux (lors de l’édition estival 2011) à plus de 160 pour la toute dernière édition de janvier 2015, les dons étant passés de 10 000$ à près de 1 575 000$ (chiffre record depuis sa création) en janvier dernier encore une fois. Et c’est loin d’être fini puisque l’édition estivale du marathon est déjà prévue (les dates n’ayant pas encore été déterminées), le succès croissant de cet événement assurant un avenir serein à cette aventure humaine et sportive.

 

[divider]Speed drunk – euh, run, l’ivresse de la vitesse[/divider]

 

Outre un simple spectacle à but caritatif, où le geek se bouge depuis son canapé (eh oui, c’est possible) pour les autres, il ne faut cependant pas oublier que le Speedrun est une discipline avant tout, faisant l’objet d’un réel travail de la part du joueur, dans un cadre relativement compétitif. Mais peut-être serait-il temps de poser les bases de cette discipline dont je vous parle depuis tout à l’heure et dont l’aspect événementiel ou médiatique cache pourtant une question essentielle et sans doute problématique. Pour les geeks ou les noobs en cours d’initiation (ou pour les amoureux de la langue de Shakespeare), le nom est plutôt transparent. Pour les autres, sachez que le but premier d’un speedrun est de finir un jeu en un temps record, le challenge compétitif relevant bien sûr d’une amélioration constante de ce temps. Et pour cela, tous les moyens (ou presque) sont bons. Bien entendu, cette première définition est un peu brute de décoffrage car, nous le verrons, la réalité est un peu plus complexe. Pour tenter de débroussailler davantage la question, plongeons-nous dans les détails qui font la différence.

 

« Et c’est le temps qui court… »

 

Le speedrun se révèle une discipline particulièrement accessible, la seule réelle contrainte étant le skill, puisque de nombreux jeux se prêtent à cette pratique. Si certains titres sont devenus des classiques du genre (on pourrait parler des licences de jeux de plates-formes comme Super Mario, ou Castlevania, ou bien encore des titres comme The Legend of Zelda, Sonic, la série Final Fantasy et j’en passe des dizaines et des dizaines), la porte du speedrun est cependant ouverte à de très nombreux jeux. Puisque consoles comme ordinateurs se partagent la vedette sans discrimination aucune, des jeux plus récents comme Portal 2 ou Transistor s’invitent dans la longue liste des prétendants. Plus étonnant encore, on retrouve des speedrun de Counter Strike ou même de Tetris.

Vous devriez regarder aussi ça :
Un joyeux anniversaire à la franchise Black Desert !

Keuwa, me direz-vous, mais comment cela se peut-il donc ? Il faut bien comprendre que le speedrun s’adapte au jeu, et le jeu au speedrun. Pour des jeux en théorie infinis comme Tetris, ou n’étant pas initialement caractérisés par la présence d’un chronomètre, des modes de jeu spécifiques sont utilisés. De même, pour des jeux plus classiques comme Pokemon ou n’importe quel jeu de plates-formes, différents niveaux d’achèvement sont réalisables : le joueur peut choisir de faire le jeu le plus rapidement possible de façon complète, dans son intégralité (on parlera alors de 100%) ; mais il peut aussi choisir de se passer de quêtes secondaires et d’explorations inutiles pour aller droit au but (on parlera alors de any, ou de low% dans certains cas).

 

http://youtu.be/ViwDUiCzPVU

Vous avez 1h36 devant vous et l’envie d’avoir le tournis ? Ce speedrun de Tetris est fait pour vous

 

Maintenant que nous avons rapidement brossé le portrait du quoi (mais pas du pourquoi, cela étant), ébauchons celui du comment. En effet, je vous le disais, les timers ne cessent de réduire, telle une peau de chagrin, et les joueurs se révèlent à la fois ingénieux et méthodiques pour parvenir à de tels résultats (que n’importe quel régime leur jalouserait). Bien évidemment, le speedrunner connaît très bien son jeu, sait le chemin à emprunter, l’ordre d’apparition des ennemis et leurs attaques, etc. Une fois ce savoir exploité jusqu’à la moelle, le joueur peut encore gratter sur l’aspect matériel du jeu.

Le premier angle d’attaque dans cette quête ultime de la perfection est celui du speedrun en lui-même. Le joueur peut en effet décider de compléter le speedrun en plusieurs fois : on parle alors de segmented speedrun (par opposition au single segment speedrun, qui se fait donc d’une traite), qui se résume en fait à un montage des meilleurs temps des différents niveaux du jeu pour obtenir le meilleur score final possible. Le joueur peut aussi faire appel à divers outils qui ne sont normalement pas accessibles aux joueurs lambda, comme l’émulateur, le ralenti ou le réenregistrement pour recommencer à volonté certains passages et dépasser les limites « humaines » du joueur, en exploitant par exemple des glitchs que le joueur n’aurait pas su exploiter manuellement. On parle alors de tool-assisted speedrun.

Les glitchs, c’est d’ailleurs le deuxième angle d’attaque de notre réflexion, ainsi qu’un sacré bon outil pour aider le joueur à gagner du temps. Raccourcis spatiaux (à travers un mur ou un niveau) ou temporels – le joueur n’hésite parfois pas à faire des allers-retours constants sur le menu de démarrage ou même à faire mourir son personnage pour écourter des cinématiques ou des changements de niveau et ainsi gagner quelques précieuses frames et donc secondes – et toute autre petite imperfection de développement font le bonheur des speedrunners pour qui réussir du premier coup à exploiter le glitch fait partie du show.

 

 

 

[divider]Cours, Forest, cours ![/divider]

 

Prouesse technique sans cesse mise à l’épreuve, on se retrouve alors parfois avec des résultats des plus étonnants. On peut par exemple citer certains runs de Super Mario World affichant le temps presque grotesque de 43 secondes (lors d’un tool-assisted speedrun, certes, mais 43 secondes quand même), quand on retrouve pour d’autres jeux comme Final Fantasy X des speedruns ne dépassant pas la barre des 10 heures et 26 minutes. Alors bien sûr, il serait impensable de comparer ces jeux et leurs meilleurs temps. Mais je ne peux que rester interloquée (et un peu perplexe) devant un cas aussi extrême que celui de Super Mario World. Quel plaisir tiré d’un jeu en speedrun en dehors d’un simple défi technique ?

 

 

La question est éminemment complexe, et je ne prétends pas y répondre. Si la question de la durée de vie d’un jeu peut par ailleurs se poser, l’on peut s’interroger plus généralement sur ce que l’on recherche dans un jeu et dans son usage. Que la qualité du scénario soit mise en avant, ou que les développeurs se soient davantage penchés sur l’originalité du gameplay, pourquoi joue-t-on à un jeu vidéo ? En exploiter les défauts, lacunes ou mécanismes pour le finir le plus rapidement possible est-il un réel but en soi ?

Si cette pratique est née au sein des communautés de joueurs comme une sorte de défi personnel, la multiplication des sites regroupant les vidéos de speedrun dès le début des années 90 a nourri, et entretient toujours, cette émulation qui pousse les speedrunners à vouloir pousser toujours plus loin leur chronomètre. Massacre de chef-d’œuvre pour certains puristes, nouvelle façon d’aborder le jeu pour d’autres, les avis quant à cette pratique bien spécifique du jeu vidéo divergent, et le succès d’événements comme l’AGDQ semble indiquer que les joueurs ne sont pas près à se mettre d’accord sur le sujet. Pas d’inquiétudes, cependant, nous avons le temps !

Et vous, que pensez-vous du Speedrun ? Êtes-vous un fou de la manette ?

Vous avez quatre heures.

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