Nous sommes la somme de nos choix

Nous passons notre vie à choisir, à parcourir un labyrinthe de compromis, d’erreurs, de contre-pieds, d’hésitations et de reculs ; nous sommes la somme de carrefours et notre histoire aurait pu être sensiblement différente. J’aurais pu ne pas être celui que je regarde dans cette glace, celui qui tape avec acharnement sur son clavier. Si j’avais eu plus d’audace, qui aurais-je été ? Qui aurions-nous été ? Il y a et il y aura toujours une part d’inné, ce que le destin a bien voulu nous donner, la fameuse parabole des talents, puis il y a ce que nous acquérons, ce que nous développons par nos résolutions ou nos indécisions. On forge sa personnalité devant des murs qu’il faut parfois abattre, devant des ponts qu’on s’acharne à franchir, devant des chemins tortueux et des raccourcis qui ne sont pas toujours salvateurs. Dès lors, ce que nous faisons dans la vie, ces choix qui nous façonnent, ces possibilités qui nous identifient nous pouvons les expérimenter à travers certaines fictions, notamment, nous le verrons, dans le jeu vidéo.

Du choix de Pâris aux dilemmes du jeu vidéo

Comme souvent cela commence par la littérature, et plus exactement par un mythe. Un mythe connu de tous : le jugement de Pâris. Au prélude de ce qui deviendra la guerre de Troie, il y a un banquet, organisé sur le Mont Olympe, pour les noces de Thétis et Pélée. Tous les dieux y sont conviés, tous sauf Eris, allégorie de la Discorde. Offensée, cette dernière jette une pomme (la fameuse pomme de la discorde) au milieu des convives… quelques mots sont écrits dessus : « Pour la plus belle ». Trois déesses revendiquent le fruit : Héra, Athéna et Aphrodite. Incapables de les départager, Zeus et les autres dieux décident de faire appel à un homme, un jeune berger qui vit sur le Mont Ida : Pâris, fils de Priam, le roi mythique de Troie. Afin de le convaincre, chaque déesse, d’abord se dénude, puis lui propose un cadeau, un bien inestimable ; le pouvoir pour Héra, la connaissance pour Athéna et la plus belle femme du monde pour Aphrodite. Chacune lui propose un choix de vie, une manière d’être au monde. Chacune lui montre un chemin, une route et une destinée unique. Ce jugement de Pâris sera la première étape d’une guerre dont les cadavres sont célèbres, et en choisissant Aphrodite et l’amour de la belle Hélène, Pâris tue son père, son frère, des Troyens par milliers et détruit la cité légendaire.

Dès lors, si ce mythe est connu de tous et s’il traverse les âges c’est parce que nous sommes, fondamentalement, des Pâris en puissance, notre vie se partage entre ces trois choix, ces trois possibilités qui s’entremêlent, se lient entre elles et nous entraînent dans le labyrinthe des possibles. Dès lors, nous pouvons nous demander : qu’aurions-nous choisi ? À quelles déesses céderons-nous ?

A partir de là, quels liens peut-on établir avec notre médium de référence ? Très tôt dans l’histoire du jeu vidéo, les dilemmes imposés aux joueurs deviennent un leitmotiv, un gimmick dans la création vidéoludique. De nombreux titres avec une dimension narrative interactive vous laissent face à vous-mêmes ; parfois c’est assez manichéen, serais-je bon ou mauvais, vicieux ou vertueux ? parfois c’est plus subtil et plus insidieux notamment dans la série The Witcher où les alternatives sont nombreuses et assez obscures quant à leurs conséquences. Ces choix moraux peuvent changer le cours des événements, enterrer des personnages prématurément, détruire des villes, Megaton dans Fallout 3, offrir des raccourcis ou rallonger sensiblement vos pérégrinations.

Pour prendre un exemple plus hexagonal, dans Heavy Rain du Français David Cage, le jeu propose pas moins de dix-huit fins différentes et, au-delà d’un chiffre qui ne dit pas grand-chose, c’est toute la complexité du scénario et tous ses embranchements possibles qui forcent le respect ; l’expérience repose sur des décisions difficiles, sur des variables qui peuvent impacter directement le récit et à long terme changer son dénouement. En somme, plusieurs chemins et in fine plusieurs conclusions se dessinent devant le héros, toutes sont différentes mais toutes ont une valeur égale parce que façonnées par le joueur lui-même. Dès lors et, marketing oblige, à sa sortie l’accroche du jeu Heavy Rain sera : « Make choices. Face the consequences » … forcément, c’est vendeur. Évidemment, tout cela reste profondément illusoire ; nous choisissons parmi des possibles proposés et nous nous immergeons dans un libre-arbitre préfabriqué. Pour dire les choses autrement, nous sommes piégés dans un labyrinthe ludique, dans un scénario et dans un univers crées par un développeur démiurge. Les rails sont posés et nous jouons dans un train virtuel, nous avons l’illusion du choix, nous pensons faire le bien et nous entretenons notre karma sans savoir que les petites mains du game designer se jouent de nous. Quoi que vous fassiez, vous ne pourrez pas sauver Lee et quoi que vous fassiez, la fin de la première saison de The Walking Dead est d’une tristesse absolue.

Les jeux vidéo nous laissent-ils libres de nos choix ?

Il y a plusieurs manières de concevoir les jeux à choix multiples. Certains vous demanderont de prendre une décision difficile en un temps limité, c’est le cas des productions Telltale notamment ; au vu des quelques secondes que le joueur a, celui-ci laisse généralement exprimer ses sentiments, sa sensibilité ou son sang-froid ; on parle alors de « choix moraux » tant on a l’impression d’être investi d’un vrai pouvoir décisionnel. L’éthique au bout de ma souris. Il faut comprendre que ce type de décisions peut avoir de véritables répercussions sur la suite du scénario et chaque embranchement ouvre de nouvelles perspectives. Bien entendu, aucun retour en arrière n’est possible, les choix doivent être assumés et les conséquences supportées. Cependant, d’autres productions optent pour une forme plus subtile, les choix sont plus insidieux, les différents possibles sont moins marqués ou vont dépendre directement de l’implication du joueur dans l’histoire.

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Dans la trilogie Mass Effect, le studio Bioware a toujours privilégié une certaine connivence avec le joueur, notamment dans les liens qu’il peut tisser avec les personnages secondaires. Bien qu’on puisse ne pas adhérer au tenants et aboutissants du scénario principal (et c’est mon cas…) force est de constater que les histoires personnelles des différents protagonistes sont travaillées, parfois cliché certes, mais globalement riches et touchantes. Chacun des personnages est porté par son passé, par ses erreurs, ses victoires et son ressenti pour le héros, ressenti qui peut être amené à évoluer en fonction des choix que le joueur fait. En outre, par le truchement de nombreux dialogues et de séquences plus contemplatives, nous pouvons découvrir le parcours et les personnalités de ces protagonistes ; ainsi, à mesure que les heures passent, que les missions s’enchaînent et que les personnages se découvrent (des romances sont envisageables…) un attachement se crée, une inclination virtuelle avec laquelle les artistes de Bioware jouent allègrement. Par vos choix, bons ou mauvais, vos compagnons disparaissent brutalement, décident de vous quitter ou au contraire se sacrifient pour vous sauver, l’idée étant qu’au-delà même des différentes alternatives proposées au joueur, son implication dans l’histoire et dans l’univers doivent pouvoir modifier le cours des événements.

En résumé, le labyrinthe ludique évolue au gré des égarements du héros, aussi bien dans les choix qu’il fait que dans son investissement auprès des personnages et des dérives secondaires c’est-à-dire les histoires annexes. Dans le dernier chapitre du space-opera Mass Effect, le scénario se nourrit des variables des deux premiers épisodes et à ce titre tous les choix que vous avez fait au préalable sont censés influencer le dérouler de cette aventure. Dans les faits, tout cela est un peu plus compliqué : effectivement le récit initial de ce troisième épisode est différent en fonction des choix faits dans les précédents opus mais la séquence finale, la porte de sortie du labyrinthe, reste sensiblement la même pour tous les joueurs. Là où on pouvait s’attendre à une infinité de possibles rien n’y fait, et alors qu’on pouvait espérer que nos dilemmes et nos partis pris soient pris en compte dans une conclusion (très !) personnalisée, rien n’y fait. Après plus d’une centaine d’heures de jeu, mon héros semble être un pantin… articulé par des mains qui ne sont pas les miennes. Parfois, la notion de choix se fait plus légère, notamment ces quêtes pullulant dans certains RPG (Role Playing Game) ou MMORPG (Massively Multiplayer Online Role Playing Game) : si vous remplissez les objectifs demandés, si vous sauvez le chat perché dans l’arbre, vous serez récompensés par une arme ou un artefact qui, quelques heures plus tard, pourrait bien vous sauver la mise. Ne pas les remplir rendra le voyage plus difficile, mais non moins haletant. Ici le choix est moins contraignant et n’engage que partiellement le joueur ; s’il n’en est pas moins intéressant, disons qu’il est plus simpliste. Ce n’est pas être ou ne pas être, c’est juste faire ou ne pas faire.

Avant de conclure mon propos, je souhaite revenir sur les exemples choisis. En effet, j’aurais pu évoquer, et ce sera l’occasion d’un autre article, la trilogie The Witcher. Au pays du Sorcelleur, tout est gris et rarement un univers a paru aussi crédible dans cette manière de rendre compte de la complexité des dilemmes. Tout est insidieux et il n’est jamais aisé de prévoir les conséquences de nos actes, de comprendre qui nos choix abîmeront et qui pâtira du Verbe du héros ou de la trajectoire de son épée. Rarement un scénario n’a semblé autant se déployer avec la participation du joueur, nous savons que nous agissons et nous savons que nous contribuons à définir un monde et une histoire. J’aurai pu aussi parler plus en détail de la série Deus Ex, chantre d’un futur transhumaniste à l’ambiance cyberpunk. En fait, mon objectif n’était pas d’égrener des exemples mais de proposer un regard global sur une des caractéristiques fondamentales du médium vidéoludique, une des possibilités de l’interactivité. L’Homme est condamné à être libre et le jeu vidéo engage notre liberté ; liberté de choix et liberté cloisonnée. Liberté des possibles et liberté labyrinthique. Nous participons, en tant que joueurs, à l’élaboration d’une histoire et nous devenons acteur des événements. Nous sommes Pâris face à nos choix et nous ne sommes jamais vraiment libres. Quelle déesse le fils de Priam va-t-il choisir ? Aphrodite. Aurait-il pu en choisir une autre ? Aussi certainement que le destin, ce que les Grecs appelaient le fatum¸ choisi pour nous. Nous sommes nos choix et nous sommes aussi libres que Pâris. Pantin dans un dédale.