Uchroniques : et si les geeks pouvaient réécrire l’Histoire ?

 

Connaissez-vous le principe de l’uchronie ? Ce procédé de fiction consiste à imaginer un univers dans lequel un événement historique se serait déroulé différemment de l’Histoire véritable, comme dans Le Maître du haut-château de Philip K. Dick (et la série homonyme produite par Ridley Scott), chef-d’œuvre du genre, qui nous situe dans un monde que se seraient partagé les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, à savoir… l’Allemagne nazie et le Japon, comme dans Jin-Roh, merveille de l’animation japonaise, dont l’action se déroule dans un chaotique Japon d’après-guerre dont les Américains n’auraient pas favorisé le redressement, comme dans le recueil de nouvelles Roma AEterna, qui imagine l’évolution de 450 à 1970 d’un Empire Roman qui n’aurait pas été détruit en 476, dans un monde où les Juifs n’auraient pas quitté l’Egypte, Jésus n’aurait pas existé, les Vikings auraient exploré les Amériques, comme le steampunk en général, qui oublie la seconde révolution industrielle…

Bref, le procédé est aussi amusant que stimulant. Amusant, parce que par l’addition (on développe l’usage de l’électricité au Moyen Âge, les dinosaures n’ont jamais disparu), la soustraction (Mahomet est mort avant sa prédication) ou la modification (Lee gagne la bataille de Gettysburg, Alexandre le Grand s’attaque à l’Italie plutôt qu’à l’Orient…), permettent toutes les fantaisies, stimulant parce qu’il s’agit à partir d’une ou plusieurs légères variations d’imaginer une suite possible de l’Histoire, un développement crédible à partir des données initiales historique.

Captivé par le concept, Thierry Tripod s’est allié au scénariste d’art séquentiel Patrick Mallet (Vathek, Achab…) pour créer une web-série un peu originale, produite par France Télévisions Nouvelles Écritures et Brainworks, sur le thème de l’uchronie.

 

Et si Napoléon, recalé de l'école militaire, était resté en Corse pour devenir... Don Bonaparte ?
Et si Napoléon, recalé de l’école militaire, était resté en Corse pour devenir… Don Bonaparte ?

 

[divider]Une fusion entre documentaire et jeu vidéo, est-ce que ce n’est pas barbant ?[/divider]

 

La particularité de la web-série Uchroniques est d’impliquer le spectateur en en faisant également un joueur : vous n’aurez pas seulement le choix de la suite des événements, vous devrez jouer à un mini-jeu dont le résultat vous rendra responsable du déroulement de l’Histoire.

Uchroniques vous propose ainsi dix uchronies, mêlant les sujets très classiques à d’autres plus curieux :

  • L’assassinat de Kennedy
  • Le vaccin contre la rage
  • La deuxième guerre mondiale
  • Steve Jobs
  • Le Titanic
  • Michael Jackson
  • Tchernobyl
  • Napoléon
  • Le 11 septembre
  • Apollo 13

Tous débutent par une à deux minutes de mise en contexte, pour ceux qui ne se souviendraient pas exactement des circonstances du 11 septembre ou de la tentative de Rudolf Hess de négocier une alliance entre l’Allemagne nazie et la Grande-Bretagne. Le mini-jeu vous met alors aux commandes, votre victoire, défaite, ou vos choix décidant de l’une des trois à quatre issues possibles. Ces issues sont à nouveau présentées sous forme d’un court documentaire.

L’intégralité des images montrées pendant les documentaires, y compris lors des déroulements « fictifs » sont issues d’archives… du moins à l’origine, comme nous le verrons plus tard, la voix-off (de l’acteur Samuel Labarthe) imitant à la perfection la voix caricaturalement grave et posée des documentaristes dont nous avons tous le souvenir. L’intérêt est donc réellement d’instruire le spectateur-joueur, d’abord sur l’Histoire, ensuite sur sa contingence, en lui rappelant que l’Histoire qu’il connaît tenait à peu de choses. Le mini-jeu, qui vous prendra entre dix secondes et quatre minutes environ, évite à la leçon d’être fastidieuse, le plaisir étant augmenté par la possibilité d’issues tout à fait loufoques. Inventer la téléportation, établir la paix dans le monde ou au contraire semer le chaos en  créant une apocalypse zombie, lancer les Avengers à la française… difficile de prévoir au moment du mini-jeu si vous débloquerez une fin crédible ou un délire des concepteurs !

Si les références à la pop culture peuvent parfois sembler poussives et empêcher toute immersion dans les histoires uchroniques (« Je suis ton père », « Fuyez, pauvres fous ! », « Vous ne passerez pas ! »…), elles sont parfois plus habilement intégrées, surtout aux épisodes immédiatement assumés comme des délires, et peuvent en cela être réellement appréciées (Le Parrain, Mars Attacks !). Que l’on aime ou non, cette liberté de ton parvient à casser l’image rigoriste du documentaire, et inspire confiance quand on imagine des geeks aux commandes des mini-jeux…

 

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[divider]Quels mini-jeux pour un documentaire ?[/divider]

 

Si vous pouvez vite être tentés de jouer les dix épisodes les uns à la suite des autres, c’est d’abord que la variété des sujets attise la curiosité, mais aussi que les mini-jeux se distinguent nettement les uns des autres, et appartiennent à des genres différents, même si leur concision limite forcément le gameplay : l’uchronie sur l’assassinat de Kennedy est un jeu de sniper, pour le Titanic vous devrez éviter les icebergs, celui sur Michael Jackson est un running game sur trois couloirs, Pasteur est un Plants vs Zombies

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La bataille de boules de neige à l'origine du mythe napoléonien
La bataille de boules de neige à l’origine du mythe napoléonien

 

 

Bien entendu, la variété des mini-jeux a les défauts de ses qualités, certains étant naturellement plus agréables que d’autres. Certains vous feront assez pester sur leur maniabilité, l’absence de visibilité de la balle et de l’impact ôte beaucoup de l’intérêt à se prendre pour Lee Harvey Oswald, le mini-jeu sur Hess vous donne à peine l’impression d’être actif malgré sa longueur… Heureusement, il faudra rarement s’y reprendre à plus de trois ou quatre fois pour les plus pénibles, mais ce « heureusement » est relatif : le concept aurait été bien plus intéressant avec plus de challenge, à condition naturellement d’avoir une meilleure impression de contrôle.

 

Un peu facile de réguler le trafic aérien le 11 septembre...mais est-ce une bonne idée ?
Un peu facile de réguler le trafic aérien le 11 septembre…mais est-ce une bonne idée ?

 

Cela est cependant en grande partie compensé par le fait que vous ne pouvez pas « perdre » le mini-jeu : tout résultat donnera lieu à une séquence vidéo présentant les conséquences, et si dans certains cas un score parfait donne accès à une fin « positive » pour le personnage, il faut se souvenir qu’on est dans l’Histoire avec sa grande hache (comme disait Perec), et que le but du jeu n’est pas forcément de prendre parti ni pour Napoléon, ni pour Hitler ou Kennedy, seulement d’évoquer des possibles. Vous chercherez de toute manière tous les résultats possibles aux mini-jeux pour débloquer toutes les fins, et pourrez même avoir la surprise de découvrir que parfois, la facilité et « l’échec » peuvent, comme dans l’Histoire, amener des résultats plus positifs que ce qu’on vous a enseigné à voir comme une Histoire heureuse !

 

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[divider]Comment faire faux avec du vrai ?[/divider]

 

Il faut savoir qu’en plus de ne pas vous pénaliser en cas d’ « échec » au jeu, à aucun moment Uchroniques ne vous précise si la séquence finale débloquée est la « vraie » ou une version uchronique. Cela vous sera généralement évident (vous savez que l’humanité n’a pas fait de rencontres du troisième type), mais l’idée est très intéressante, l’objectif étant naturellement d’éviter tout jugement de valeur opposant une « vraie » Histoire à des « fausses » histoires : l’une a réellement eu lieu, les autres doivent être envisagées comme ayant été si possibles qu’elles sont à peine moins « vraies », seulement moins actualisées. Et cela vaut même (relativement) pour les fins fantaisistes : combien de faits historiques, d’inventions, tenaient à des circonstances si extraordinaires que, s’ils ne s’étaient pas produits de cette manière, on n’y croirait pas ?

Uchroniques cherche à nous transmettre la beauté de l’Histoire, comme discipline et comme quotidien – nous vivons tous l’Histoire, et pouvons tous la changer. Mais Uchroniques cherche également à nous enseigner la vigilance.

Toutes les images, disions-nous, émanent d’archives, y compris celles des « fausses » fins et des fins absurdes. Seulement, leur sens est alors transformé, soit par la modification de leur ordre, leur suppression totale ou partielle (une partie d’une allocution dans une fin, une autre dans une fin alternative), l’addition d’images n’ayant aucun lien normalement avec les faits représentés, leur trucage (un discours de Clinton ou de Bush dans la bouche de Kennedy, des incrustations dans des photographies ou des vidéos), et évidemment la voix off.

 

Ah, le fameux assassinat de Robespierre par Napoléon ! Euh wait...
Ah, le fameux assassinat de Robespierre par Napoléon ! Euh wait…

 

Nous ne sommes pas si loin en cela des expériences sur l’obéissance à l’autorité de Stanley Milgram : nous avons naturellement tendance à croire des images d’archive et une voix sérieuse et grave nous expliquant ce qu’elles signifient, et si cette présentation est bien faite, nous aurons naturellement tendance à la confiance en l’ « expert », sans même chercher à prendre le moindre recul. Ce n’est pas pour rien que certains des sujets choisis sont très sujets à polémique et ont déjà nourri bien des théories (JFK, le 11 septembre, Apollo 13…).

Il ne s’agit pas de faire du complotisme, seulement de nous rappeler que nous sommes exposés au quotidien à un très grand nombre d’informations que nous recevons passivement, en toute confiance – y compris les informations nous informant qu’une information précédente était truquée. Information, désinformation, réinformation, doivent toutes être reçues avec recul et raison. Même les « vraies » fins peuvent après tout être soutenues par de fausses images (pour Napoléon par exemple), et restent toujours partielles par rapport à la complexité et la richesse des événements. Et il est passionnant qu’une web-série comme Uchroniques parvienne à faire passer un message aussi fort en dix épisodes si courts et si amusants.